vendredi 19 janvier 2018

Tibétaine, nonne et grande méditante

Un de mes Maîtres, Gyudmed Khensur Rinpoche Sonam Gyaltsen - Gen Tati pour ses co-religionnaires - (1926-2018) me parlait souvent de l'une de ses Maîtres, exilée en Inde puis rentrée au Tibet vers 1982.

Non, les "e" ci-dessus ne sont pas des fautes d'accord : si j'ai mis le féminin, c'est parce que Gyaltsen Lhamo (rGyal mtshan lha mo) est une femme ; une nonne même. Qui a beaucoup de disciples, hommes et femmes, religieux et laïcs. Et pas au Moyen-Âge ; de nos jours : elle est née dans le centre du Tibet dans les années 1920, mais comme on n'a pas eu de ses nouvelles depuis son retour au Tibet, on ne sait pas si elle vit encore ou pas.

D'abord mariée contre son gré, elle a eu un bébé, mort en bas âge, après quoi elle a été alitée des années durant par une maladie dont aucun remède ni aucun rituel ne venait à bout. Jusqu'au jour de cette visite de Kangyur Rinpoche, lama respecté de Drepung Loseling.

Toute la maisonnée s'inclinait pour recevoir par apposition des mains sur la tête la bénédiction du Maître encore assis sur son cheval, quand à la surprise générale, la jeune Gyaltsen Lhamo survint, cheveux en bataille et robe de travers, le teint grisâtre : c'était la première fois qu'elle se levait depuis des mois. La stupéfaction fut à son comble quand on vit le grand lama ôter son chapeau et se pencher pour toucher du front le front de la malade, d'égal à égal.

La mère de l'intéressée fut particulièrement impressionnée par ce geste, tant et si bien que, quand sa fille lui annonça sa décision de se retirer dans une grotte de montagne pour méditer, elle quitta la maison et l'accompagna pour la servir.
Dès lors, notre yogi tibétaine se consacra à la pratique sans jamais accorder la moindre importance au côté matériel : Zong Rinpoche (qui fut abbé de Ganden Shartse) fit un jour la remarque que sa jupe était tellement rafistolée qu'il en devenait impossible de distinguer ce qui avait été le tissu d'origine par rapport aux multiples pièces rapportées.

Assez curieusement (à nos yeux d'Occidentaux pas toujours bien informés), ce n'est qu'après avoir affectué la longue retraite de Vajrabhairava de trois ans que Gyaltsen Lhamo reçut l'Enseignement du lamrim d'un Geshe érudit de Ganden Jangtse : Geshe Nyima, professeur de philosophie de Gyudmed Khensur Rinpoche (le mien, de professeur, que j'appelle donc "Genlags").

Pour l'occasion, Gyaltsen Lhamo avait invité Geshe Nyima "chez elle" - une grotte dans le Phenpo. Comme c'était une période d'intersession au collège, Genlags avait accompagné son maître : pendant que celui-ci exposait le lamrim à leur hôtesse, Genlags mémorisait les traités philosophiques au programme de l'année. Un jour, il demanda à Geshe Nyima la transmission d'un texte de pratique, et s'entendit répondre qu'il ferait beaucoup mieux de demander cette transmission à Gyaltsen Lhamo. Ce qu'il fit, établissant ainsi avec elle un lien de maître à disciple.

Notez que, dans cette relation, "le" maître est une nonne tibétaine, qui a donc au maximum l'ordination mineure de getsulma (shramanerika) puisque l'ordination majeure de gelongma (bhikshuni) n'a jamais été introduite au Tibet. Le disciple est un gelong (bhikshu), qui plus est plus très loin du rang de geshe lharampa, et qui agit sur les conseils de son professeur, lui-même gelong et geshe lharampa. Le tout dans les années 1954-1955.

Au Tibet comme en Inde, Gyaltsen Lhamo était souvent sollicitée pour effectuer des divinations, et beaucoup de personnes la "soupçonnaient" d'avoir réalisé les pouvoirs de clairvoyance, au moins (consécutifs à l'obtention du calme mental - shamatha), tellement les réponses qu'elle donnait tombaient juste.

Vivant de rien, elle utilisait les offrandes qu'elle recevait pour faire le don sous ses différentes formes, surtout le don du Dharma (de l'Enseignement) : aux débuts de l'exil en Inde, quand les réfugiés manquaient de tout, c'est elle qui invita pour la première fois au camp de Bylakuppe, où elle habitait, Kyabje Trijang Dorjechang, prenant en charge les frais pour organiser l'Enseignement du Grand Lamrim qu'il dispensa alors. Elle invita aussi à Bylakuppe Zong Rinpoche, pour enseigner bien sûr. Par ailleurs, elle fit ériger de grandes statues, qu'elle offrit à des monastères.

Chaleureuse et disponible, elle était d'une extrême humilité, mais ses qualités étaient telles qu'elles ne pouvaient échapper à ceux qui avaient la chance de la rencontrer. Un grand lama gelugpa laissa un jour échapper une petite phrase qui laissait à entendre qu'elle était une émanation de Dulzin Takpa Gyaltsen - celui des disciples de Je Tsongkhapa qui est considéré comme le détenteur du Vinaya !

1 commentaire:

  1. Un destin extraordinaire ! Parfois, le chemin semble bien long et difficile pour arriver au destin qui vous était réservé. J'écoute souvent des chants religieux dédiés à Bouddha interprété par une nonne Ani Choying Drolma. Elle a une voix sublime. Mais, un peu le destin de cette nonne. Elle a été mariée de force et certainement pas très heureuse. Toujours est-il qu'elle a trouvé la joie dans les préceptes de Bouddha et mène aujourd'hui des actions en faveur des femmes du Népal (me semble t-il). Mais, vous la connaissez sûrement ? Chantal

    RépondreSupprimer