mercredi 12 février 2020

Les deux vérités, conventionnelle et ultime

ཀུན་རྫོབ་བདེན་པ་ saṃvṛti-satya -  དོན་དམ་བདེན་པ  paramārtha-satya


Par définition, les deux vérités ne concernent que ce qui existe.
D’où le terme བདེན་པ satya : « vérité », ou encore « réalité ».
Cela exclut ce qui n’existe pas du tout, ni de manière ultime, ni de manière conventionnelle.

Sur ce point, tous les philosophes bouddhistes sont unanimes, même si leurs définitions et découpages peuvent sinon varier.

Pour la suite, par souci de clarté, je précise que je vais ici me fonder sur les vues philosophiques madhyamika, et plus particulièrement madhyamika prasangika.

Observer ce qui existe sous l’angle des deux vérités a pour finalité d’établir le mode d’être de ce qui existe.

Vérité ultime désigne le mode d’être véritable de l’objet observé, c’est-à-dire selon les philosophes madhyamika, le fait que cet objet n’existe pas "réellement", autrement dit n'existe pas en soi.

Vérité conventionelle désigne le mode d’être apparent. L'objet  existe mais en dépendance.
Selon sa nature, composée ou non, tout objet dépend en effet de ses causes et conditions, ou au moins de sa dénomination.

Par exemple, ce blog ne s'est pas auto-généré, et il ne s'autogère pas non plus. Il dépend du support numérique, de l'ordinateur utilisé, des auteurs, des articles, des lecteurs, etc. Il possède donc deux niveaux d'existence, deux "vérités" (ou encore sortes de réalité) : son mode d'existence ultime est de ne pas se suffire à lui à lui-même, et donc d'être vide d'une quelconque réalité propre : c'est ce qu'on appelle le non-soi du blog, ou encore la vacuité du blog.
 

ཀུན་རྫོབ་ En tibétain, le mot que je rends par "conventionnel", et que d’autres traduisent par "relatif", signifie littéralement « mensonger ».

Qu’est-ce que la vérité conventionnelle par exemple de notre planète Terre ? C’est la planète apparente. La Terre nous apparaît d’une manière mensongère, mais pas radicalement erronée : indiscutablement, notre planète Terre existe (pour le moment), et elle nous rend bien service !  Elle nous fournit un cadre de vie confortable et généreux.
Mais contrairement aux apparences, elle n’existe pas ultimement. Les apparences sont mensongères en ce sens que nous avons l’impression que l'existence de la Terre va de soi, et nous nous imaginons qu'elle existe en soi. C’est là une grave erreur de notre part. Car la Terre est comme nous : elle dépend de causes et de conditions. Elle est née, elle a une certaine durée d’existence – qui n’est pas fixe – et un jour elle disparaîtra. Comme n’importe quel phénomène composé.
Or, à force de modifier les conditions, en polluant le sol et les eaux, en saccageant la flore, en massacrant la faune, nous risquons de la rendre invivable, et peut-être de provoquer prématurément sa disparition. Et en même temps la nôtre.

C’est pour cela qu’il serait important de mieux réfléchir aux choses en tant que vérités conventionnelles.
Nous le faisons bien sûr, mais nous aurions tout intérêt à continuer à creuser.
A ce jour, l'observation des vérités conventionnelles a quand même déjà permis de faire pas mal de découvertes, sur les plans technique ou scientifiques. 
Par exemple, nous vivons sur la terre, nous nous y déplaçons, nous y vivons, et cela nous semble aller de soi, c’est-à-dire cela nous semble exister en soi. Or, la gravitation ne va pas de soi et n’existe pas en soi.  Le Bouddha l’a énoncé il y a environ deux mille cinq cents ans et en Occident les scientifiques ont fini par l’admettre à leur tour. Les travaux de Newton ont permis d’envoyer des hommes sur la lune, et ceux d’Einstein de passer de la notion de force à celle d’interaction.
Or, qui dit interaction dit interdépendance. Et qui dit interdépendance dit absence de nature propre, et donc vacuité. Vacuité au sens de vide d’existence en soi, de réalité en soi.

D’un autre côté, qui dit interaction dit aussi la nécessité de l’existence des phénomènes susceptibles d'interagir. D’où l’importance de favoriser et développer les phénomènes
pouvant avoir des effets bénéfiques, ou simplement utiles, dont l'amour, la compassion, la sagesse. Inversement, mieux vaudrait neutraliser, et même annihiler les phénomènes nocifs, tels que l'attachement, l'aversion, l'ignorance. Cela a toujours été souhaitable, et il semble que cela devienne urgent, et même vital.

Par exemple, sur le plan matériel, nous ne pouvons plus nous contenter de faire plancher les adolescents sur le sujet « L’eau c’est la vie » dans le cadre d’un simple devoir de philosophie. Il vaudrait mieux que chacun y réfléchisse et en tienne compte, mais dès la prime enfance, et jusqu’à la fin de sa vie. Quand nous arriverons à dépasser la connaissance intellectuelle et aurons pris conscience de ce que représente l'eau pour notre vie (et "accessoirement" celle des autres), nous ne pourrons plus que nous abstenir de gaspiller l'eau et la polluer.

Autrement dit, observer ce qui existe sous l’angle de vérités conventionnelles, peut nous permettre de comprendre que l’existence est par définition interdépendante, ce qui en principe doit au moins nous amener à des conduites plus éthiques.

Tant qu’en dépit des avertissements des scientifiques, nous continuerons à croire que les océans existent en soi, nous continuerons à les polluer en toute insouciance. Tant que nous croirons que la faune et la flore existent en soi, nous continuerons à massacrer et dévaster.
En revanche, quand nous réaliserons que nous dépendons de la planète, que nous dépendons des réserves d’eau, que nous dépendons des abeilles et des plantes, nous devrions devenir plus respectueux de l’environnement, des autres êtres et aussi de nous-mêmes.
Par exemple, alors qu’il est évident que notre santé et notre vie dépendent étroitement de notre alimentation, nous achetons à prix fort des aliments qui sont de véritables poisons bourrés de mercure, de sucre, de graisse et d’OGM. Pourquoi ?
À un niveau superficiel, nous agissons ainsi par attachement au court terme, au plaisir immédiat, et aussi par égoïsme.
Si nous poursuivons notre enquête, nous allons découvrir qu'en amont, la source première de nos erreurs, et de leurs conséquences, est l'ignorance qui nous aveugle, nous empêchant de prendre conscience que nous sommes certes des « réalités » mais « conventionnelles », pas absolues, pas autosuffisantes. Loin d'être des entités indépendantes, capables de vivre isolément par nous-mêmes, nous sommes des réalités conventionnelles qui dépendent des autres réalités conventionnelles. Ce n'est pas un défaut, mais une manière d'être, et même la seule manière d'être : rien n'est absolu. Résignons-nous à cette évidence, et tirons-en des conclusions.
De toute façon, dans l'hypothèse où existerait quelque chose d'absolu, il serait isolé. Par définition, ce serait sans lien avec quoi que ce soit d'autre que lui. Ce qui signifie que cela ne pourrait être ni perçu, ni nommé, et ne pourrait pas avoir d'effet - faute de pouvoir entrer en interaction.

Comprendre la notion de vérité conventionnelle ne suffit pas pour obtenir la libération du samsara, mais cela y contribue.
Même si la vérité conventionnelle se cantonne au mode apparent des choses, mieux nous la comprendrons, mieux nous irons. Car sa compréhension nous permettrait de comprendre la causalité, les interactions, et comme nous l’avons déjà vu, cela nous mènerait à l’éthique. Or, l’éthique est nécessaire pour l’ordre public, la paix sociale, l’harmonie. Comme l'énonce Nagarjuna dans Le Ratnavali : De l'éthique procède le bonheur.

Une fois que nous aurons bien compris que toute vérité conventionnelle suppose un mode d'existence interdépendant, il nous suffira d'en déduire le vide de toute existence indépendante, et nous aurons compris la vacuité. Nous aurons alors obtenu notre sésame pour la cité de la libération !

1 commentaire:

  1. Merci pour ce plaidoyer implacable...qui devrait être en partie publier largement dans la presse pour ouvrir les esprits...et les coeurs.

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