Quelques questions à Dagpo Rimpoché, maître
spirituel du bouddhisme tibétain.
« Sa Sainteté le Dalaï Lama est le cœur de la nation, le point de
rassemblement. Là où il se trouve, l’exil n’est pas absolu. »
Astrid Fossier :
Pouvez-vous vous présenter, raconter votre
parcours ?
Dagpo Rimpoché :
Je suis né en 1932 dans la région du Kongpo, dans le sud du Tibet. Ma
famille était noble et aisée, mon père étant gouverneur de la région. Très jeune j’ai été reconnu par le XIIIème
Dalaï Lama comme la réincarnation d’un Maître prestigieux, Dagpo Lama Rimpotché
Jampèl Lhundroup. Je suis rapidement entré au monastère où j’ai reçu une
formation traditionnelle de jeune lama. Le monastère de Dagpo Datsang, où j’ai
reçu les Enseignements, est réputé pour sa discipline rigoureuse en sus du bon
niveau des études . Les jeunes lamas y sont astreints au régime commun, et
n’ont pour privilège statutaire que le devoir de travailler plus et mieux que
les autres! A 24 ans, je suis entré au grand monastère de Drépung Gomang près
de Lhassa, pour y approfondir mes études (philosophie, etc.).
En 1959, je suis parti en exil et je suis arrivé en
France dès 1960, dans le cadre d’études universitaires. J’avais effectivement obtenu une bourse Rockfeller.
J’ai travaillé à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), avec le professeur
Stein. Puis j’ai travaillé à la création des cours de langue tibétaine à
l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) et y ai
enseigné la langue et la culture tibétaine jusqu’au moment de ma retraite.
C’est pendant ces cours que j’ai formé la plupart des interprètes en tibétain
actuels.
En 1978, j’ai créé un centre bouddhique qui a été
reconnu il y a huit ans par le gouvernement français comme une Congrégation. Depuis, je donne des conférences en France mais aussi
dans de nombreux pays d’Europe et d’Asie et j’apporte de l’aide aux réfugiés
tibétains en Inde, notamment aux maisons de retraites, hôpitaux et monastères
(en particulier aux monastères de Dagpo Datsang et Gomang Datsang).
J’ai également publié plusieurs textes et ouvrages dont une bibliographie,
et suis de nombreuses fois intervenu à la radio et la télévision pour la
défense du Tibet.
Astrid Fossier :
Vous habitez en France depuis de longues années et vous
enseignez le bouddhisme aux français, que leur apprenez-vous ?
Dagpo Rimpoché :
Arrivé en France en 1960, j’ai longtemps refusé d’enseigner le bouddhisme
aux français, disons aux occidentaux, car je n’en voyais pas l’utilité et
estimais ne pas en avoir les compétences tant il y avait de grands maîtres
auprès desquels il était alors possible de se rendre, en particulier les deux
Tuteurs de Sa Sainteté le Dalaï Lama.
Mais en 1978, à la demande pressante d’amis occidentaux, et sur les
conseils maintes fois répétés de mes Maîtres, je me suis résigné à apporter ma
contribution dans ce domaine. Aux
personnes qui en manifeste le désir, je tente d’exposer le bouddhisme d’une
manière aussi authentique que possible.
En effet, le bouddhisme est une voie
qui concourt au bonheur à travers un travail sur soi. En réussissant à prendre
la maîtrise de son esprit, on se renforce, on devient plus heureux et de mieux
en mieux capable d’aider les autres. Or, ceci peut être valable et utile
pour tout le monde, pas seulement pour les bouddhistes. D’un autre côté,
l’Enseignement du Bouddha est complet, il présente une parfaite cohérence
interne et propose des méthodes éprouvées : toute « adaptation » du bouddhisme ne pourrait donc être qu’une
dénaturation, à mon avis. D’où mon souci constant de transmettre les
instructions du Bouddha dans toute leur pureté. Après, il appartient à chacun
de décider de ce qu’il souhaite en faire.
Astrid Fossier :
Beaucoup pensent que certains occidentaux se tournent
vers le bouddhisme par matérialisme spirituel, qu’en pensez-vous ?
Dagpo Rimpoché :
Selon moi, si quelqu’un éprouve un réel intérêt pour une religion, pas
seulement pour le bouddhisme, c’est totalement incompatible avec quelque
matérialisme que ce soit. N’oublions pas que la pratique bouddhiste concerne
notre avenir au delà de cette vie, et que si l’on s’adonne à des activités
comme la méditation etc. seulement pour des objectifs de notre vie actuelle,
alors on est complètement en dehors de la pratique.
Astrid Fossier :
Vous êtes évidemment en contact avec la communauté
tibétaine en France, comment les Tibétains vivent-ils l’exil ?
Dagpo Rimpoché :
Comment les Tibétains vivent-ils l’exil ? Aussi bien que faire ce
peut ! Chacun essaie de gagner sa vie, éventuellement de fonder une famille
stable, et ainsi de suite. De par leur culture, les Tibétains jouissent de deux
atouts précieux : une grande capacité d’adaptation et une gaieté foncière.
Astrid Fossier :
L’éparpillement de la communauté tibétaine à travers
le monde met en danger sa culture, qu’est-ce qui est fait pour préserver
l’identité tibétaine ?
Dagpo Rimpoché :
Pour protéger au mieux la culture tibétaine, le gouvernement en exil a créé
des écoles et délégué des représentants dans de nombreux pays. Mais surtout, il
y a eu la reconstitution des grands monastères qui sont de véritables
universités. Au travers de cela et d’autres entités, on s’efforce de
transmettre aux jeunes les traditions tibétaines et notre culture.
Astrid Fossier :
{J’ai relevé dans un article d’Actualités Tibétaines, le journal de la
communauté tibétaine en exil en France, ces propos de Claude B. Levenson :
« L’effort commun de retrouver sa liberté doit devenir aussi l’affaire des
Tibétains que la vie a lancé sur les chemins de l’exil, sans attendre que
d’autres fassent à leur place ce qui devrait être leur priorité au-delà de
toute ambition personnelle ». Que pensez-vous de ces propos? Les Tibétains
de l’exil sont-ils désunis, inactifs?
Dagpo Rimpoché :
A mon avis, chaque Tibétain fait de son mieux. Nul ne peut aller au-delà de
ses forces et de ses capacités.
Les Tibétains sont-ils désunis ? Cela dépend à propos de quoi. Tout un
peuple continuellement unanime sur tous les points, cela me semble relever de
l’utopie, et ce serait sans doute dangereux! Cependant concernant le Tibet, je crois qu’il y a au sein de la communauté en
exil une aspiration unanime et légitime.
Sont-ils inactifs ? A nouveau cela dépend à propos de quoi. Sur le
plan politique, je dirais plus inexpérimentés qu’inactifs. En revanche, dans
certains domaines, les Tibétains peuvent être très actifs (en particulier les
femmes Tibétaines qui débordent souvent d’énergie).
Astrid Fossier :
Nous avons vu que les échanges de plus en plus
nombreux entre la communauté tibétaine en exil et le monde pouvaient mettre en
danger l’identité culturelle de ces mêmes Tibétains, voire les pousser à ne
plus suivre le Dalaï Lama et se tourner vers des moyens d’action plus violents.
Pensez-vous que l’on puisse faire un parallèle entre perte d’identité et
recours à la violence? Pensez-vous que le lien entre identité culturelle et
paix soit toujours évident ?
Dagpo Rimpoché :
Selon moi, Sa Sainteté le Dalaï Lama constitue le cœur de la nation. Pour
nous les Tibétains il est le point de rassemblement. Donc, là où il se trouve,
l’exil n’est pas absolu…
Il y a presque une identification entre le Dalaï Lama
et le Tibet. Cela ne
signifie cependant pas que tous les Tibétains partagent dans leur intégralité
les opinions exprimées par Sa Sainteté. Mais sur les points essentiels, l’union
se fait aisément.
Peut-on faire un parallèle entre la perte de
l’identité tibétaine et le recours à la violence ? A mon avis, sûrement
pas. Tout d’abord,
il ne faut pas amalgamer le bouddhisme et l’identité tibétaine. Les Tibétains
ont maintes fois recouru à des moyens violents au cours de l’histoire. Les
guerres ont été fréquentes, avec des pays frontaliers mais aussi parfois entre
régions ou entre groupes de population. La différence est qu’à l’époque, les
belligérants pouvaient espérer vaincre… De plus, même le bouddhisme n’exclut
pas la violence et la force, mais en dernier recours bien sur, et à condition
qu’elle puisse donner de bons résultats et qu’on en fasse usage sans haine.
Astrid Fossier :
Que signifie pour vous la paix au Tibet ?
Autonomie ou indépendance ?
Dagpo Rimpoché :
Pour moi cela signifie que les Tibétains vivent libre chez eux. Autrement
dit, si cette condition est remplie alors que de nombreux Chinois restent
présents sur le territoire, pas de problème.
Astrid Fossier :
Certains pensent que la paix au Tibet n’est qu’une
question politique, partagez-vous cette opinion ?
Dagpo Rimpoché :
Je ne pense pas que ce soit uniquement une question politique. D’autres
facteurs entrent sans doute en jeu.
Astrid Fossier :
La religion peut-elle toujours être un outil de paix,
quand on voit que dans certains pays elle est facteur de division?
Dagpo Rimpoché :
La religion, si elle est VRAIMENT appliquée, est sans aucun doute un outil
de paix. Mais tout dépend de la façon dont on l’utilise.
Astrid Fossier :
Pour vous qui êtes un homme de foi, que signifie la
paix, et existe-t-il une vision tibétaine de la paix ?
Dagpo Rimpoché :
Selon moi, en tant qu’homme de foi et en tant que Tibétain, la paix signifie d’abord ne pas se nuire à
soi-même, et ensuite sur cette base ne pas nuire à autrui.
Astrid Fossier :
Qu’est-ce que la paix au Tibet peut apporter au monde?
Dagpo Rimpoché :
La religion du Tibet est le bouddhisme. Le bouddhisme tend à un adoucissement, à un apaisement de l’esprit.
Les méthodes utilisées depuis des siècles par les pratiquants Tibétains
pourraient sans doute s’avérer utiles aux personnes des autres pays.
Commentaire :
J’ai rencontré Dagpo Rimpoché à paris le 13 mai 2003. Nous avons discuté de
ce que représente la paix pour les Tibétains Cette rencontre elle-même fut un
instant de paix. Dagpo Rimpoché est un homme qui rayonne de bienveillance et de
bonté.
Après notre rencontre, de nombreuses autres questions me sont venues. Je
les lui ai soumise par courrier et je le remercie pour ses réponses. Elles
forment le corps de l’entretien restitué ici.
Notes :
- À lire : « Le Lama
venu du Tibet », Autobiographie de Dagpo Rimpoché, Grasset, 1998.