mardi 17 décembre 2024

Atisha (982-1054)

 Le Pandit Atisha est pour nous une référence constante ; c'est pourquoi je vais condenser quelques points essentiels de sa vie. Pas relater sa vie entière : d'une part, ce serait trop long ici ; d'autre part, d'excellentes biographies de lui sont disponibles en beaucoup de langues, y compris le français.

Son nom est Dipamkara Shrijnana, "Celui qui fait la lumière grâce à sa glorieuse sagesse suprême". Atisha est en fait un titre, extrêmement honorifique, que faute de mieux l'on rend en français par "seigneur". L'équivalent tibétain est "jowo" (ཇོ་བོ་), de sorte que les nombreux Tibétains qui, soucieux de marquer leur vénération vis-à-vis du Maître, l'appellent Jowo Atisha, disent - j'imagine sans trop s'en rendre compte - : "Seigneur Seigneur" .

Après tout, pourquoi pas ? Mais cela démontre ô combien le roi du Tibet Rälpacän (629–877) avait raison quand il interdisait de traduire les noms propres (cf. article Les Lotsawa de jadis n° 2) : non seulement on ne sait plus de qui on parle, mais tel nom magnifique dans une langue frise le ridicule dans une autre. Ainsi, moi qui savoure les consonances du nom "Ganden" n'apprécierait guère qu'on me parle du "Monastère Joyeux", ou "Monastères des Joyeux", voire "Joyeux Monastère", ou encore "Monastère des Ravis", tant qu'on y est. Vous admettrez que cela n'a pas le même écho !

Le lien avec Atisha ? C'est que la Terre pure de Ganden (en sanskrit Tushita) est, dit-on, sa résidence actuelle, en présence du Bouddha Maitreya et en compagnie de tant d'autres personnages prestigieux.

Lors de l'existence humaine qui nous intéresse, Atisha est un Bengali de souche royale qui, très jeune, renonce aux apanages de son rang pour s'adonner à la pratique spirituelle. Après avoir pratiqué les tantras en tant que yogi dans des lieux écartés et sauvages, il devient moine relativement tard, vers la trentaine. N'oublions pas que nous sommes au XIe siècle ; à l'aune de l'espérance de vie européenne de l'époque, c'aurait déjà été un vieillard. Apparemment pas en Inde, car il entame à peine une longue carrière bien remplie.

Ce grand penseur n'a rien d'un sédentaire. Lors de la périlleuse traversée de 12 mois qui le mène vers son Maître principal Serlingpa, il fait escale dans de nombreuses îles avant d'atteindre sa destination, soit Java soit Sumatra – la question reste à trancher. Ce n'était pas tout d'y aller ; encore faut-il revenir. Il y réussit. Il est désormais le dépositaire des précieuses instructions relatives à l'esprit d'Éveil, et sa réputation s'amplifie au Pays des Aryas. Il a dû retraverser toute la péninsule avec le confort que vous imaginez (encore aujourd'hui c'est long et fatigant) pour regagner les grandes universités monastiques du nord et se voit confier des fonctions élevées à Nalanda, Odantapuri et surtout Vikramashila. C'est là qu'il reçoit des visiteurs qui ont franchi l'Himalaya pour le prier de bien vouloir venir dans leur Tibet natal, afin d'y restaurer l'Enseignement du Bouddha quelque peu malmené depuis un bon demi-siècle.

Je passerai sur les péripéties et autres rebondissements qui aboutissent en 1042 à l'arrivée d'Atisha dans le Ngari. Si je calcule bien, le Pandit a donc 60 ans révolus ! Il sait que l'expédition tibétaine va écourter sa vie – Tara l'en a prévenu, et c'est de toute façon prévisible. Voyages éreintants. Chocs climatiques. Changement radical d'altitude, en passant de la plaine aux montagnes les plus hautes. Régimes alimentaires totalement différents. Quant aux mœurs et coutumes…

Pour accomplir le bien des être, Atisha accepte tout. Il supporte tout. Le prince raffiné cohabite de bonne grâce avec les rudes (rustres ?) montagnards. Il va jusqu'à apprendre leur langue. Mais il n'adopte pas toutes leurs habitudes. Il demeure doux et conciliant, toujours disponible pour tous, animaux y compris. Cela surprend. Cela choque même certains. Le fier Seigneur Kutön lui remontre que, si en Inde on condescend à parler à tout le monde avec aménité, ici ce n'est pas l'usage. Il faudrait quand même que le Maître tienne son rang. Le Maître écoute, sourit et … persiste. Il va jusqu'à caresser avec tendresse les bêtes qu'il a récupérées pour les sauver du couteau. Pire, il leur parle ! Et il s'adresse à elles en les appelant "mes vieilles mères".

C'est qu'Atisha a les plus hautes réalisations. Il sait que chaque être lui a servi de mères un nombre incalculable de fois dans le passé, sous toutes les formes, dans toutes les sphères. Il sait qu'alors et en bien d'autres circonstances chaque être a été pour lui d'une infinie bienveillance. Éperdu de gratitude, il mesure la souffrance de ses proches enlisés dans leurs passions et leurs certitudes fallacieuses. Il sait aussi qu'heureusement tous ont potentiellement la faculté d'évoluer jusqu'à obtenir la libération du samsara et même l'omniscience de Bouddha. Comment n'éprouverait-il pas le plus grand respect pour toutes les créatures ? Pourquoi ferait-il une différence entre elles, qui montrent sans doute ponctuellement des aspects divers, mais sont au fond soumises aux mêmes obstacles et porteuses des mêmes espérances ? Aujourd'hui l'un est roi, l'autre esclave ; demain ce sera le contraire. Mais un jour les deux seront enfin boudddhas.

Le sage versé tant en philosophie qu'en tantra ne cesse, au Tibet, d'enseigner … la prise de refuge et la loi de causalité, ce qui lui vaudra deux surnoms. D'être ainsi appelé (avec un certain dépit de la part de certains qui réclament des instructions "profondes") ravit Atisha : comme cela, dit-il, rien qu'en entendant parler de moi, "le lama de la prise de refuge" ou "le lama de la causalité", les gens acquerront de bonnes empreintes. Et cela leur indiquera l'essentiel." En réalité, bien comprise, toute facette de la voie inclut la totalité. Ce n'est pas une excuse pour vouloir dès le début viser les pratiques les plus élevées : elles sont alors inaccessibles et donc infructueuses, tandis que si, avec humilité, on commence par la base, on peut ensuite l'élargir jusqu'à y intégrer l'ensemble.

Voilà qui était Atisha : un authentique Seigneur, aimable et courageux ; doux et endurant ; modeste et sûr de lui ; érudit et simple, la liste de ses qualités se déroulant à l'infini : logique, quand on sait qu'il est aussi considéré comme une émanation du Bouddha Amitabha.

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