La Lettre aux instituteurs et aux institutrices, de Jean Jaurès (1859-1914)
publiée dans la Dépêche de Toulouse le dimanche 15 janvier 1888
« Vous tenez en vos mains
l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la
patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à
écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une
rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et
ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son
corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est
une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur
impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut
qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la
racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est
le principe de notre grandeur : la fierté
(-> fermeté) unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se
représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les
brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils
démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui
s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée
; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant
en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre
force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et
de la mort.
Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! - Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je
sais quelles sont les difficultés de la tâche. Vous gardez vos écoliers
peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la
campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font
souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance et de
paresse d’esprit, et je plaindrais ceux d’entre vous qui ont pour
l’éducation des enfants du peuple une grande ambition, si cette grande
ambition ne supposait un grand courage.
J’entends dire, il est vrai
: « À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même
n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact
d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de
lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine
qui sont la démocratie elle-même ? » — Je le veux bien, quoiqu’il y ait
encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs
dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire,
tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la
passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice
tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère
subie, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la
justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient
comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de
sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école
primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il
faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité
absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie et
que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle.
Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi,
c’est la clef de tout. Est-ce
savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme
les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un
directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : «
Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près,
c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école
sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas
lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à
autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en
relation familière avec la pensée humaine. Qu’importent vraiment à côté
de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques
erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes,
qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel.
J’en
veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore
ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en
France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du
maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la
réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une
école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je
jugerais le maître.
Sachant bien lire, l’écolier, qui
est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis,
une idée, très générale, il est vrai, mais très haute de l’histoire de
l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la
terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le
maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il
n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ;
il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à
un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de l’homme primitif à
l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il
est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant
l’effort inouï de la pensée humaine !
Seulement, pour cela, il faut que
le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut
pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par
exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du
mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de
l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel
pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a
suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ;
alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la
méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé
intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première
occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec
la fatigue écrasante de l’école, il vous est malaisé de vous ressaisir ;
mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa
hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus
que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence
s’éveiller autour de vous.
Il ne faut pas croire que ce soit
proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les
enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les
mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent
différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les
enfants ont en eux des germes, des commencements d’idées. » Voyez avec
quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux
pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il
suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas
craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres, pour me
résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à
fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et
graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la
pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques
années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura
un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront. »