Aujourd'hui, quelques "souvenirs d'enfance", puisque nous sommes mercredi - de mon temps, le jour des enfants, c'était le jeudi, mais il faut savoir s'adapter - paraît-il.
Bref, remontons au printemps 1978. J'en suis à ma cinquième année de tibétain aux Langues'O (où il n'y a encore que trois niveaux, mais nombreux sont les étudiants mordus qui recommencent allégrement la troisième année plusieurs fois de suite, au grand dam des nouvelles recrues - qui, après avoir honni ces importuns d'anciens, les imitent sans plus barguigner).
Si Rinpoche se refuse encore à dispenser des Enseignements,sur son intercession, Gen Yonten Gyatso nous expose depuis trois, quatre ans le Grand Lamrim de Je Rinpoche.
Rinpoche reçoit souvent des Tibétains à L'Haÿ-les-Roses, dont les plus grands Maîtres contemporains, à commencer par les deux Tuteurs : Kyabje Trijang Dorjechang et Kyabje Ling Dorjechang. Mais ce n'est quand même pas avec eux que j'ai fait mes premières armes, si vous me passez l'expression.
Eh bien, non. Cela s'est passé avec Lati Rinpoche, juste avant qu'il ne soit nommé abbé de Ganden Shartse. Heureusement pour moi, car il est d'une gentillesse et d'une indulgence à toutes épreuves. Seulement, comme beaucoup de Tibétains, il est aussi ... très taquin.
Mes débuts se déroulent "en famille", à la maison (chez Rinpoche, bien sûr). Il s'agit de traduire pour une amie, Colette D., qui avait sollicité une audience.
Outre le fait que je suis d'une timidité maladive, je n'ai qu'une connaissance pour le moins limitée et terriblement livresque de la langue tibétaine. J'ai à peine quelques vagues notions de bouddhisme. Et le Maître est non seulement impressionnant mais en plus il est originaire du Kham, province de l'Est et patrie de fiers et rudes guerriers. Pour dire les choses clairement, son accent est sensiblement différent de celui de Rinpoche, qui s'exprime en pure langue de Lhasa, avec la politesse et le raffinement des vieilles familles nobles.
Vous avez deviné que j'ai quelques difficultés à traduire l'audience, d'autant que Lati Rinpoche ne cesse de plaisanter : je ne sais donc pas trop si ce que j'ai l'impression de comprendre est vraiment ce qu'il dit, ou le fruit de mon imagination délirante, car il tient des propos surprenants pour les néophytes que nous sommes.
Et comme nos Maîtres tibétains sont généreux et accueillants, nous voici à midi tous les trois autour de la table pour déjeuner ensemble : Lati Rinpoche, Colette et moi - Rinpoche et Geshelags sont quant à eux au travail. Je suis donc censée servir le repas tout en jouant les interprètes. Je ne me souviens plus du reste du menu mais je peux vous affirmer qu'il comportait des radis.
Dès que je dépose le plat de radis sur la table, Lati Rinpoche arbore un air grave, et très sérieusement nous demande si nous sommes bien conscientes des souffrances endurées par ces malheureux radis. Il nous détaille longuement les douleurs qui leur sont infligées par les humains, en l'occurrence inhumains : on les tire sans douceur, on les arrache de terre sans pitié, on donne des coups de bêche au risque de les entailler et les blesser, etc., etc., tout cela pour les plonger dans un sel corrosif puis les dévorer à belles dents.
Colette et moi n'en croyons pas nos oreilles et nous regardons à la dérobée. Nous nous doutons bien que ce grand Rinpoche n'est peut-être pas aussi sérieux que le ton qu'il a adopté pour le discours qu'il nous assène, mais allez savoir ?
Le croirez-vous ? L'assiette de radis est repartie intacte à la cuisine ! Nous n'avons pas osé en croquer un seul sous les yeux du Maître qui nous incitait à la compassion envers eux.
Bien plus tard, quand j'ai raconté cet épisode à un autre de mes Maîtres, il a éclaté de rire et m'a expliqué que Lati Rinpoche avait réactualisé à notre usage une plaisanterie du fameux Takgo Rabjampa dont je vous ai parlé tantôt.
Takgo Rabjampa, c'était avec des navets. Un de ces jours, je pourrais vous raconter ce qui s'était alors passé, et qui est demeuré dans les annales tibétaines.
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