Dans les années 50, Géshé Shérab le bien nommé ("Sagesse", ou plutôt "Discernement) marchait paisiblement sur un chemin de la région du Phénpo. Depuis qu'il avait l'ancienneté nécessaire, il appréciait ces quelques rares journées de l'année où il pouvait sortir du monastère entre deux sessions consacrées à l'étude de la philosophie et aux débats dialectiques enflammés qui se prolongeaient tard dans la nuit, parfois jusqu'au petit matin. Il lui était arrivé de profiter de ses "congés" pour effectuer une retraite dans une grotte consacrée par un grand méditant du passé, afin de bénéficier de la bénédiction de l'ancien occupant des lieux. A force, se disait-il, lui aussi finirait bien par obtenir quelque réalisation !
Cette fois, il avait décidé de s'atteler à la mémorisation d'un gros traité expliquant par le menu comment distinguer entre les enseignements de sens certain et ceux de sens à interpréter. C'est que le Bouddha a dispensé vraiment beaucoup d'instructions en 45 ans d'activité intense. Et ce qui ne facilite pas la tâche à ses disciples ultérieurs, c'est que le Guide n'était manifestement pas un adepte de la pensée unique. Au contraire, il a traité les mêmes points de multiples manières, n'hésitant pas à (apparemment) se contredire allégrement d'un exposé à l'autre. Tenez ! Pour prendre l'exemple de la notion du "soi", ou si vous voulez du "moi", bref de l'individu, le Bouddha a tantôt laissé entendre qu'il existait, pour ensuite le dénier formellement. Et quand il l'a décrit, ce n'était jamais pareil. Alors, finalement, à quoi il ressemble, ce moi ? Est-ce qu'il consiste en l'ensemble de ses agrégats constitutifs ? Ou se réduit-il à la conscience ? Au continuum de la conscience mentale ? N'est-il au fond qu'une simple conception sur la base des agrégats ? A croire que la meilleure réponse serait la première fournie par le Bouddha : "Le moi ? Il est indescriptible." Mais c'est tellement tentant que ce ne doit pas être cela qu'il fait retenir.
Ceci n'étant qu'un léger aperçu des énigmes qui se succèdent au fil des textes au programme des collèges philosophiques, Géshé Shérab est bien décidé à découvrir une ou plusieurs clefs pour s'y retrouver un peu plus facilement dans les méandres des citations que les jeunes (et moins jeunes) dialecticiens se jettent à la tête sans ménagement.
La nuit va bientôt tomber. Oh ! quelle chance. Un toit se profile au détour d du chemin. Avec un peu de chance, ces braves gens vont lui permettre de dormir à l'abri après lui avoir versé le thé bien chaud dû au voyageur. Peut-être lui offriront-ils un bol de soupe, ou quelques cuillers de tsampa qui lui permettrait d'économiser ses maigres vivres - pour lui comme pour ses camarades, la diète est devenue une habitude.
Une femme vaque à ses occupations devant la masure. "Eh ! la mère, accorderas-tu ce soir l'hospitalité à un simple moine de Séra ? – Ah non alors ! J'en ai soupé, des géshé qui coupent les cheveux en quatre. Avec eux, quoi qu'on dise, ça ne va jamais. Mais c'est fini. Je me suis jurée de ne plus en recevoir chez moi. – Allons, tu ne vas pas me laisser dehors le ventre vide. Une bonne pratiquante comme toi. Promis, je ne te taquinerai pas."
Vous vous doutez que la paysanne se laisse convaincre. Alors qu'elle s'affaire autour du foyer, elle aperçoit un insecte qui menace de plonger dans la marmite fumante. Aussitôt, elle interpelle sa fille : "Nyima, attrape donc cette petite bête et va la mettre dehors. Prends bien soin de la déposer à un endroit où elle ne risquera pas de mourir." Le moine ne peut s'empêcher d'intervenir : "La mère, si tu as un endroit où on ne risque pas de mourir, j'aimerais bien que tu m'y mettes aussi. - Et voilà ! J'en étais sûre. Avec les géshé, c'est à chaque fois la même chose ! On ne m'y reprendra plus, croyez-moi."
Le blog de MSB. Indications historiques, anecdotiques voire doctrinales sur le bouddhisme.
lundi 30 juillet 2007
Il ne payait pas de mine, mais…
Il ne faut pas se fier aux apparences. Ceci est une vérité bien connue, mais pas toujours mise en pratique. Au Tibet comme ailleurs. Pourtant, le Bouddha a maintes fois mis en garde contre le caractère éminemment subjectif de nos perceptions, filtrées et modelées qu'elles sont par nos karmas et nos facteurs perturbateurs. En voici une illustration historique.
Nous sommes à la fin du XVIIIème siècle. Ce jour-là, arrive au monastère de Ganden un jeune moine en provenance de son Khams natal. Faisant fi des dangers du long périple harassant, il a franchi cols et rivières car il souhaite instamment intégrer la communauté établie par le second Bouddha – Jé Rinpoché, insigne émanation de Manjushri et de la sagesse supérieure.
Gén Jangchub Chöpel (1756-1838) se sent un peu perdu dans le dédale de ruelles de la grande cité monastique. Il demande son chemin une fois, deux fois. Il se réjouit à l'idée de bientôt étudier au collège de Jangtsé ("Sommet du Nord") qui se réclame de Gyältsab Jé, le premier successeur de Je Rinpoché. Vu sa région d'origine, il n'a de toute façon guère le choix : il relève de l'unité régionale Serkong Khamtsän. Il va y retrouver des gars du pays et même quelques vagues cousins qui pourront guider ses premiers pas à Ganden, lui expliquer la règle et lui donner des conseils pour qu'il s'adresse à un bon professeur de philosophie.
Le voilà enfin à la porte de Serkong Khamtsän après bien des tours et des détours. Fatigué et surtout ému, intimidé aussi, il présente sa requête au Chef de l'unité, appelé Gégén ("professeur"). Et le ciel lui tombe sur la tête ! Il ne s'attendait pas à être accueilli avec le tapis rouge et les honneurs, mais il n'aurait jamais imaginé qu'une telle réception soit possible. Le gégén, un malabar habillé avec soin, le toise avec dédain et …refuse sa candidature. "Je vous en prie, ne me chassez pas. Je suis venu de si loin car je désire plus que tout devenir moine de Ganden.", insiste le malheureux voyageur éconduit. "C'est comme ça ! Je n'ai pas à justifier mes décisions. Maintenant, file. J'ai à faire. – Au moins, veuillez me délivrer un document m'autorisant à me présenter dans une autre unité. S'il vous plaît !"
Pour se débarrasser de l'importun, le gégén ne se donne pas la peine d'écrire une lettre mais … appose l'empreinte de son pouce sur une boulette de tsampa (farine d'orge grillée) qu'il confectionne hâtivement et jette au quémandeur, qui, déconfit, n'a plus qu'à tourner les talons.
Heureusement, au collège de Shartsé ("Sommet de l'Est"), le Chef de Dokhang Khamtsän se montre moins difficile et c'est donc là que Gén Jangchub Chöpel entame la formation qui va le conduire au trône abbatial de Ganden quelques décennies plus tard. Il sera en effet le 69ème Ganden Tripa, chef suprême de l'école gélugpa.
Considéré comme la réincarnation du 8ème Ganden Tripa, Tri Mönlam Pälwa (1414-1491), Tri Jangchub Chöpel est le premier de sa lignée à porter le nom de "Trijang", contraction de "tri" (khri / trône) et de "jang" (byang/purifié), la première syllabe de son nom – Jangchub (qui signifie "éveil"). Le deuxième Trijang Rinpoche, Tri Losang Tsultrim Päldèn, sera derechef Ganden Tripa - le 85ème -, et le troisième, Losang Yéshé (1901-1981) servira d'assistant puis de Tuteur au 14ème Dalaï lama.
Comment comprendre l'attitude du gégén de Serkong Khamtsän qui évinça sans ménagement le jeune Khampa ? C'est que Gén Jangchub Chöpel était petit et malingre. Non seulement il était chétif et, paraît-il, pas très beau, mais en plus il était mal attifé! Il faut dire qu'il était très pauvre. Sur le plan matériel, j'entends. Car pour le reste, il était d'une indicible richesse intérieure. Mais ça, cela ne saute pas aux yeux.
Nous sommes à la fin du XVIIIème siècle. Ce jour-là, arrive au monastère de Ganden un jeune moine en provenance de son Khams natal. Faisant fi des dangers du long périple harassant, il a franchi cols et rivières car il souhaite instamment intégrer la communauté établie par le second Bouddha – Jé Rinpoché, insigne émanation de Manjushri et de la sagesse supérieure.
Gén Jangchub Chöpel (1756-1838) se sent un peu perdu dans le dédale de ruelles de la grande cité monastique. Il demande son chemin une fois, deux fois. Il se réjouit à l'idée de bientôt étudier au collège de Jangtsé ("Sommet du Nord") qui se réclame de Gyältsab Jé, le premier successeur de Je Rinpoché. Vu sa région d'origine, il n'a de toute façon guère le choix : il relève de l'unité régionale Serkong Khamtsän. Il va y retrouver des gars du pays et même quelques vagues cousins qui pourront guider ses premiers pas à Ganden, lui expliquer la règle et lui donner des conseils pour qu'il s'adresse à un bon professeur de philosophie.
Le voilà enfin à la porte de Serkong Khamtsän après bien des tours et des détours. Fatigué et surtout ému, intimidé aussi, il présente sa requête au Chef de l'unité, appelé Gégén ("professeur"). Et le ciel lui tombe sur la tête ! Il ne s'attendait pas à être accueilli avec le tapis rouge et les honneurs, mais il n'aurait jamais imaginé qu'une telle réception soit possible. Le gégén, un malabar habillé avec soin, le toise avec dédain et …refuse sa candidature. "Je vous en prie, ne me chassez pas. Je suis venu de si loin car je désire plus que tout devenir moine de Ganden.", insiste le malheureux voyageur éconduit. "C'est comme ça ! Je n'ai pas à justifier mes décisions. Maintenant, file. J'ai à faire. – Au moins, veuillez me délivrer un document m'autorisant à me présenter dans une autre unité. S'il vous plaît !"
Pour se débarrasser de l'importun, le gégén ne se donne pas la peine d'écrire une lettre mais … appose l'empreinte de son pouce sur une boulette de tsampa (farine d'orge grillée) qu'il confectionne hâtivement et jette au quémandeur, qui, déconfit, n'a plus qu'à tourner les talons.
Heureusement, au collège de Shartsé ("Sommet de l'Est"), le Chef de Dokhang Khamtsän se montre moins difficile et c'est donc là que Gén Jangchub Chöpel entame la formation qui va le conduire au trône abbatial de Ganden quelques décennies plus tard. Il sera en effet le 69ème Ganden Tripa, chef suprême de l'école gélugpa.
Considéré comme la réincarnation du 8ème Ganden Tripa, Tri Mönlam Pälwa (1414-1491), Tri Jangchub Chöpel est le premier de sa lignée à porter le nom de "Trijang", contraction de "tri" (khri / trône) et de "jang" (byang/purifié), la première syllabe de son nom – Jangchub (qui signifie "éveil"). Le deuxième Trijang Rinpoche, Tri Losang Tsultrim Päldèn, sera derechef Ganden Tripa - le 85ème -, et le troisième, Losang Yéshé (1901-1981) servira d'assistant puis de Tuteur au 14ème Dalaï lama.
Comment comprendre l'attitude du gégén de Serkong Khamtsän qui évinça sans ménagement le jeune Khampa ? C'est que Gén Jangchub Chöpel était petit et malingre. Non seulement il était chétif et, paraît-il, pas très beau, mais en plus il était mal attifé! Il faut dire qu'il était très pauvre. Sur le plan matériel, j'entends. Car pour le reste, il était d'une indicible richesse intérieure. Mais ça, cela ne saute pas aux yeux.
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samedi 28 juillet 2007
Prendre refuge
Qu'est-ce qu'un bouddhiste ? Par définition, c'est une personne qui, accordant toute sa confiance aux Trois Joyaux – Bouddha, Dharma et Sangha – "prend refuge" en eux.
Vous avez sans doute remarqué que le paragraphe précédent (comme d'ailleurs celui-ci, et les suivants) est en français. Normal, vu le lieu et les personnes impliquées dans l'affaire. Or, cela dissimule une véritable difficulté. Le challenge, je dirais plutôt la gageure, consiste à tenter de rendre en la belle langue de Montaigne (légèrement modernisée) des notions venues d'Orient, peu familières dans nos campagnes.
La phrase est courte et, en principe, précise. Las ! A part le terme "personne", chaque mot pose problème au moment de le transposer. "Traduire, c'est trahir.", n'est-ce pas ?
Pourquoi s'affoler ? Il suffit, me direz-vous, de prendre les uns après les autres les mots utilisés dans la définition en tibétain par exemple (ce pourrait être en sankrit, pali, chinois, japonais, etc.) et de les expliquer. Comme cela, nous serons sûrs de nous comprendre sans plus de risque de malentendu.
Facile à dire, mais impossible à faire ! Cela supposerait d'exposer TOUT l'Enseignement du Bouddha, ni plus ni moins…
Pour cette fois, soyons raisonnables et tenons-nous en à l'expression "skyabs su mchi'o" rendue par "prendre refuge". Vous serez surpris d'apprendre que cette formulation ne me sied guère. Objectivement, qu'évoque-t-elle à un non-initié ? Pas grand chose, je le crains. Peut-on du reste "prendre" refuge ? Chercher refuge, trouver refuge, oui. Mais "prendre" ? Je n'ai malheureusement pas mieux à proposer pour le moment.
"Skyabs" donne effectivement l'idée de refuge ; cela peut signifier protection comme protecteur, en fonction du contexte. "Su" est une désinence qui indique entre autres la destination et la localisation. "Mchi" veut dire aller. "'O" est une particule finale et sert en quelque sorte de point.
Maintenant que vous avez tous les éléments, sachant que les objets pris en référence sont les Trois Joyaux et que la démarche est basée 1. sur de la crainte envers les souffrances et 2. sur la foi envers les Trois Joyaux, comment allez-vous vous exprimer en français ?
"Je vais en refuge (en les Trois Joyaux)" ? Cet énoncé aurait le mérite d'être plus proche de la lettre et de rendre l'idée de mouvement vers…, mais avouons que cela sonne étrangement à nos oreilles. Si on dit : "Je vais chercher refuge", ou "je vais demander refuge", "aller" perd son sens premier et suggère un futur proche plutôt qu'un déplacement.
Voici donc le rébus que je vous propose pour occuper vos longues soirées oisives cet été. Il serait pourtant capital de trouver une formulation un peu plus satisfaisante : "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement" !...
Vous avez sans doute remarqué que le paragraphe précédent (comme d'ailleurs celui-ci, et les suivants) est en français. Normal, vu le lieu et les personnes impliquées dans l'affaire. Or, cela dissimule une véritable difficulté. Le challenge, je dirais plutôt la gageure, consiste à tenter de rendre en la belle langue de Montaigne (légèrement modernisée) des notions venues d'Orient, peu familières dans nos campagnes.
La phrase est courte et, en principe, précise. Las ! A part le terme "personne", chaque mot pose problème au moment de le transposer. "Traduire, c'est trahir.", n'est-ce pas ?
Pourquoi s'affoler ? Il suffit, me direz-vous, de prendre les uns après les autres les mots utilisés dans la définition en tibétain par exemple (ce pourrait être en sankrit, pali, chinois, japonais, etc.) et de les expliquer. Comme cela, nous serons sûrs de nous comprendre sans plus de risque de malentendu.
Facile à dire, mais impossible à faire ! Cela supposerait d'exposer TOUT l'Enseignement du Bouddha, ni plus ni moins…
Pour cette fois, soyons raisonnables et tenons-nous en à l'expression "skyabs su mchi'o" rendue par "prendre refuge". Vous serez surpris d'apprendre que cette formulation ne me sied guère. Objectivement, qu'évoque-t-elle à un non-initié ? Pas grand chose, je le crains. Peut-on du reste "prendre" refuge ? Chercher refuge, trouver refuge, oui. Mais "prendre" ? Je n'ai malheureusement pas mieux à proposer pour le moment.
"Skyabs" donne effectivement l'idée de refuge ; cela peut signifier protection comme protecteur, en fonction du contexte. "Su" est une désinence qui indique entre autres la destination et la localisation. "Mchi" veut dire aller. "'O" est une particule finale et sert en quelque sorte de point.
Maintenant que vous avez tous les éléments, sachant que les objets pris en référence sont les Trois Joyaux et que la démarche est basée 1. sur de la crainte envers les souffrances et 2. sur la foi envers les Trois Joyaux, comment allez-vous vous exprimer en français ?
"Je vais en refuge (en les Trois Joyaux)" ? Cet énoncé aurait le mérite d'être plus proche de la lettre et de rendre l'idée de mouvement vers…, mais avouons que cela sonne étrangement à nos oreilles. Si on dit : "Je vais chercher refuge", ou "je vais demander refuge", "aller" perd son sens premier et suggère un futur proche plutôt qu'un déplacement.
Voici donc le rébus que je vous propose pour occuper vos longues soirées oisives cet été. Il serait pourtant capital de trouver une formulation un peu plus satisfaisante : "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement" !...
vendredi 27 juillet 2007
Une grande Lama
Non, Mesdames, ne désespérez pas ! Il n'est pas lieu de baisser les bras et de vous morfondre, sous le prétexte fallacieux d'une soi-disant "naissance inférieure".
Que, dans ce bas monde, le statut féminin ne soit pas le plus favorable, c'est un fait - regrettable, mais historiquement et géographiquement vérifié. Ce qui n'implique en rien qu'il faille se résigner.Comme on dit, " mieux vaut être jeune, beau, riche et en bonne santé que vieux, pauvre et malade". Mais celui qui est vieux, pauvre et malade peut avoir moult qualités dans sa besace. Et le Dharma nous enseigne que les apparents obstacles peuvent constituer de précieux atouts pour qui sait en faire un bon usage, tandis que les prétendus privilèges se révèlent souvent pernicieux. Ce sont rarement les plus riches qui se montrent les plus généreux ; ce ne sont pas toujours les enfants surdoués qui réussissent le mieux.
Qui dit Tibet, dit lama. Un mot masculin, bien sûr ? Pas systématiquement. C'est nous, Européens, qui imposons partout nos catégories grammaticales et les concepts afférents. Pour prendre l'exemple de la langue française, nous n'avons que deux genres pour classifier les mots : le masculin et le féminin ; pas de neutre contrairement au latin ou à l'allemand. De plus, chez nous, "le masculin l'emporte sur le féminin" et chaque substantif exige son article, défini, ou indéfini, singulier ou pluriel. Cela rétrécit terriblement les champs sémantiques, parole de traductrice ! Dans des langues comme le tibétain ou le japonais, il n'y a pas d'article et guère de genre - seulement les genres "naturels" et évidents, comme "garçon" par rapport à "fille -, et on ne marque le nombre que quand c'est vraiment nécessaire.
Alors,"lama" pourrait-il se décliner au féminin ? Apparemment oui, même si – soyons honnêtes et réalistes - , c'est un emploi moins fréquent, beaucoup moins fréquent. Mais pas inexistant. Un créneau à prendre, en quelque sorte. Avis aux amatrices…
Aujourd'hui, nous allons prendre l'exemple de l'illustre Machik Labdön, qui vécut de 1103 à 1201. Je précise immédiatement qu'elle ne doit pas sa gloire à son exceptionnelle longévité ; mon propos n'est pas de la faire entrer dans le Livre des records à cette rubrique
somme toute ordinaire. Machik Labdön avait beaucoup d'autres cordes à son arc. Elle a marqué la culturelle et la religion tibétaines d'une manière tellement puissante que son influence demeure visible et palpable aujourd'hui encore, comme le révèle sa biographie, qui est désormais accessible en français (merci aux traducteur et éditeur).
Imaginez un peu ! C'est elle, une petite nonne toute simple, que le grand Maître indien Pha Dampa Sangyä choisit comme dépositaire de l'instruction de Chö (prononcez "tcheu)", S.V.P.), "gcod" en translittération. C'est une méthode incisive d'une force extrême pour trancher net l'égocentrisme et l'ignorance fondamentale qu'est la saisie d'un soi autogène. L'école Shiched ("zhi byed") que Machik Labdön a instituée a disparu, dit-on. En fait, s'il est exact qu'elle n'est plus répertoriée en tant que telle, elle est bien vivante au sein des quatre écoles actuelles, qui toutes s'enorgueillissent d'avoir reçu en bonne et due forme la fameuse lignée de Chö.
Machik Labdön était encore une toute jeune religieuse quand elle fut invitée dans une famille pour lire à son intention le Soutra de la sagesse en cent mille stances, pratique excellente pour lever les obstacles éventuels. Quels furent les effets sur les mécènes ? L'histoire ne le précise pas. En revanche, il est de notoriété publique que c'est au cours de cette lecture que Machik obtint la compréhension de la vacuité ! Rien que ça. Pas lors d'une séance de méditation. Pas dans une grotte inaccessible au sommet d'une montagne glaciale. Le Bouddha ne disait-il pas que, quand les conditions sont réunies, les résultats ne peuvent que survenir ?...
Que, dans ce bas monde, le statut féminin ne soit pas le plus favorable, c'est un fait - regrettable, mais historiquement et géographiquement vérifié. Ce qui n'implique en rien qu'il faille se résigner.Comme on dit, " mieux vaut être jeune, beau, riche et en bonne santé que vieux, pauvre et malade". Mais celui qui est vieux, pauvre et malade peut avoir moult qualités dans sa besace. Et le Dharma nous enseigne que les apparents obstacles peuvent constituer de précieux atouts pour qui sait en faire un bon usage, tandis que les prétendus privilèges se révèlent souvent pernicieux. Ce sont rarement les plus riches qui se montrent les plus généreux ; ce ne sont pas toujours les enfants surdoués qui réussissent le mieux.
Qui dit Tibet, dit lama. Un mot masculin, bien sûr ? Pas systématiquement. C'est nous, Européens, qui imposons partout nos catégories grammaticales et les concepts afférents. Pour prendre l'exemple de la langue française, nous n'avons que deux genres pour classifier les mots : le masculin et le féminin ; pas de neutre contrairement au latin ou à l'allemand. De plus, chez nous, "le masculin l'emporte sur le féminin" et chaque substantif exige son article, défini, ou indéfini, singulier ou pluriel. Cela rétrécit terriblement les champs sémantiques, parole de traductrice ! Dans des langues comme le tibétain ou le japonais, il n'y a pas d'article et guère de genre - seulement les genres "naturels" et évidents, comme "garçon" par rapport à "fille -, et on ne marque le nombre que quand c'est vraiment nécessaire.
Alors,"lama" pourrait-il se décliner au féminin ? Apparemment oui, même si – soyons honnêtes et réalistes - , c'est un emploi moins fréquent, beaucoup moins fréquent. Mais pas inexistant. Un créneau à prendre, en quelque sorte. Avis aux amatrices…
Aujourd'hui, nous allons prendre l'exemple de l'illustre Machik Labdön, qui vécut de 1103 à 1201. Je précise immédiatement qu'elle ne doit pas sa gloire à son exceptionnelle longévité ; mon propos n'est pas de la faire entrer dans le Livre des records à cette rubrique
somme toute ordinaire. Machik Labdön avait beaucoup d'autres cordes à son arc. Elle a marqué la culturelle et la religion tibétaines d'une manière tellement puissante que son influence demeure visible et palpable aujourd'hui encore, comme le révèle sa biographie, qui est désormais accessible en français (merci aux traducteur et éditeur).
Imaginez un peu ! C'est elle, une petite nonne toute simple, que le grand Maître indien Pha Dampa Sangyä choisit comme dépositaire de l'instruction de Chö (prononcez "tcheu)", S.V.P.), "gcod" en translittération. C'est une méthode incisive d'une force extrême pour trancher net l'égocentrisme et l'ignorance fondamentale qu'est la saisie d'un soi autogène. L'école Shiched ("zhi byed") que Machik Labdön a instituée a disparu, dit-on. En fait, s'il est exact qu'elle n'est plus répertoriée en tant que telle, elle est bien vivante au sein des quatre écoles actuelles, qui toutes s'enorgueillissent d'avoir reçu en bonne et due forme la fameuse lignée de Chö.
Machik Labdön était encore une toute jeune religieuse quand elle fut invitée dans une famille pour lire à son intention le Soutra de la sagesse en cent mille stances, pratique excellente pour lever les obstacles éventuels. Quels furent les effets sur les mécènes ? L'histoire ne le précise pas. En revanche, il est de notoriété publique que c'est au cours de cette lecture que Machik obtint la compréhension de la vacuité ! Rien que ça. Pas lors d'une séance de méditation. Pas dans une grotte inaccessible au sommet d'une montagne glaciale. Le Bouddha ne disait-il pas que, quand les conditions sont réunies, les résultats ne peuvent que survenir ?...
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jeudi 26 juillet 2007
Les bonnes manières
Certes, les bouddhistes admettent tous le non-soi et certains d'entre eux vont jusqu'à concevoir la vacuité. Les phénomènes ne sont pas aussi réels et consistants qu'ils en donnent l'apparence. Ils sont même tout ce qu'il y a de plus relatif.
Des gens qui n'accordent aux choses et aux êtres qu'une existence purement nominale sont sans doute au-dessus des conventions mondaines, pensez-vous. N'extrapolons pas hâtivement. Ceux qui ont vraiment compris et assimilé ces notions fondamentales mais néanmoins absconses se montrent, en général, peu conformistes, c'est exact. Mais ils ne sont pas qu'une infime minorité. Il reste les autres, tous les autres.
Les sociétés bouddhistes, comme toutes les autres, ont façonné leurs us et coutumes au fil des siècles, avec les inévitables variantes géographiques et temporelles. Ce qui est convenable ici l'est moins là-bas, et inversement. Au fond, toutes ces règles de politesse et d'étiquette, elles n'ont aucune importance ; elles semblent souvent désuètes et même obsolètes. Mais elles régulent les relations humaines, qu'on le veuille ou non.
Depuis environ 35 ans que je fréquente des bouddhistes asiatiques et occidentaux, j'ai constaté que bon nombre de difficultés viennent de malentendus et d'une méconnaissance regrettable des usages respectifs. Regrettable car il faudrait souvent si peu pour que tout se passe bien.
Alors, que faire et ne pas faire ?
Dans le monde bouddhiste, en principe on se déchausse avant de pénétrer dans un temple. Dans certains pays asiatiques tels que le Japon, on se déchausse d'ailleurs avant de pénétrer dans n'importe quelle maison. Au Tibet, en revanche, c'était moins systématique, probablement en raison du climat glacial.
Toujours en principe, on n'est pas censé toucher les religieux (moines et moniales), et encore moins les embrasser. Il fait impérativement s'en abstenir quand on a affaire à des religieux de la lignée Theravada, très stricts sur l'observance de la règle. Les religieux tibétains font preuve d'une plus grande souplesse, pour ménager ceux qui se précipitent vers eux avec effusion, mais si on leur saute au cou, cela les met dans l'embarras. Du reste, en Asie, même entre laïcs, on se salue en s'inclinant devant l'autre, mains jointes éventuellement,.
Il vaudrait mieux ne pas taper dans le dos des maîtres ! Même si eux ne s'en offusquent pas, cela risque de gêner leurs disciples.
La pudeur est universelle, mais pas conçue de la même manière partout. Ainsi, en Corée, ce qu'il faut vraiment ne pas faire, c'est arriver pieds nus, c'est-à-dire sans chaussettes. C'est le comble de l'incorrection ! Comme quoi on peut choquer en toute innocence, sans nullement le vouloir et sans s'en rendre compte. En Inde ou au Tibet, du moment que la partie inférieure du corps soit bien couverte, le haut, lui, peut être dénudé, en partie ou en totalité. Mais pas en toutes circonstances. En fait, c'est du simple bon sens. Il suffirait de nous rappeler certaines règles de décence élémentaires qui avaient naguère cours chez nous aussi, en Europe.
Pour les bouddhistes, les écrits sont sacrés car ils représentent l'Enseignement. Il ne convient donc pas de les poser directement à même le sol. Il ne faut pas les enjamber, ni marcher dessus, ni s'asseoir dessus (attention aux carnets glissés dans la poche arrière des pantalons).
De même, les statues des Bouddhas mériteraient un minimum de respect. Ce n'est donc pas en en transformant une en lampe de chevet pour la leur offrir que vous allez faire plaisir à vos amis bouddhistes. Pas plus qu'ils n'apprécieront les chaussettes ou caleçons brodés de mantras. Autant le savoir pour ne pas être déçus…
Des gens qui n'accordent aux choses et aux êtres qu'une existence purement nominale sont sans doute au-dessus des conventions mondaines, pensez-vous. N'extrapolons pas hâtivement. Ceux qui ont vraiment compris et assimilé ces notions fondamentales mais néanmoins absconses se montrent, en général, peu conformistes, c'est exact. Mais ils ne sont pas qu'une infime minorité. Il reste les autres, tous les autres.
Les sociétés bouddhistes, comme toutes les autres, ont façonné leurs us et coutumes au fil des siècles, avec les inévitables variantes géographiques et temporelles. Ce qui est convenable ici l'est moins là-bas, et inversement. Au fond, toutes ces règles de politesse et d'étiquette, elles n'ont aucune importance ; elles semblent souvent désuètes et même obsolètes. Mais elles régulent les relations humaines, qu'on le veuille ou non.
Depuis environ 35 ans que je fréquente des bouddhistes asiatiques et occidentaux, j'ai constaté que bon nombre de difficultés viennent de malentendus et d'une méconnaissance regrettable des usages respectifs. Regrettable car il faudrait souvent si peu pour que tout se passe bien.
Alors, que faire et ne pas faire ?
Dans le monde bouddhiste, en principe on se déchausse avant de pénétrer dans un temple. Dans certains pays asiatiques tels que le Japon, on se déchausse d'ailleurs avant de pénétrer dans n'importe quelle maison. Au Tibet, en revanche, c'était moins systématique, probablement en raison du climat glacial.
Toujours en principe, on n'est pas censé toucher les religieux (moines et moniales), et encore moins les embrasser. Il fait impérativement s'en abstenir quand on a affaire à des religieux de la lignée Theravada, très stricts sur l'observance de la règle. Les religieux tibétains font preuve d'une plus grande souplesse, pour ménager ceux qui se précipitent vers eux avec effusion, mais si on leur saute au cou, cela les met dans l'embarras. Du reste, en Asie, même entre laïcs, on se salue en s'inclinant devant l'autre, mains jointes éventuellement,.
Il vaudrait mieux ne pas taper dans le dos des maîtres ! Même si eux ne s'en offusquent pas, cela risque de gêner leurs disciples.
La pudeur est universelle, mais pas conçue de la même manière partout. Ainsi, en Corée, ce qu'il faut vraiment ne pas faire, c'est arriver pieds nus, c'est-à-dire sans chaussettes. C'est le comble de l'incorrection ! Comme quoi on peut choquer en toute innocence, sans nullement le vouloir et sans s'en rendre compte. En Inde ou au Tibet, du moment que la partie inférieure du corps soit bien couverte, le haut, lui, peut être dénudé, en partie ou en totalité. Mais pas en toutes circonstances. En fait, c'est du simple bon sens. Il suffirait de nous rappeler certaines règles de décence élémentaires qui avaient naguère cours chez nous aussi, en Europe.
Pour les bouddhistes, les écrits sont sacrés car ils représentent l'Enseignement. Il ne convient donc pas de les poser directement à même le sol. Il ne faut pas les enjamber, ni marcher dessus, ni s'asseoir dessus (attention aux carnets glissés dans la poche arrière des pantalons).
De même, les statues des Bouddhas mériteraient un minimum de respect. Ce n'est donc pas en en transformant une en lampe de chevet pour la leur offrir que vous allez faire plaisir à vos amis bouddhistes. Pas plus qu'ils n'apprécieront les chaussettes ou caleçons brodés de mantras. Autant le savoir pour ne pas être déçus…
mercredi 25 juillet 2007
Le dernier roi bouddhiste du Tibet
Rälpacän (815 ou 817-838) semble avoir été le roi le plus fervent qu'ait connu le Pays des neiges. Du reste, le surnom sous lequel il passera à la postérité signifie littéralement "doté de longs cheveux" ; en fait, le roi allonge sa chevelure naturelle déjà tout à fait honorable avec de somptueux fils de soie entrelacés, et quand il reçoit des religieux, il les déroule en guise de tapis pour honorer ses hôtes qu'il fait asseoir dessus, les moines sur la tresse de droite, les religieux séculiers à jupe blanche sur celle de gauche !
Entre autres mesures qu'il prend pour favoriser l'implantation du Dharma, à l'ouest de Lhasa, sur l'autre rive de la rivière Kyichu, il fait construire un bâtiment qui comporte rien moins que neuf étages. Souvenez-vous que l'épisode se situe au tout début du IXème siècle : rien que cela est déjà un tour de force. Mais pourquoi une telle construction tout en hauteur dans un pays immense ? A nouveau, pour marquer son respect à qui de droit. Les trois étages supérieurs, en bois, abritent les textes sacrés et les statues. Les trois étages médians, en briques, sont réservés aux pandits et aux traducteurs. C'est dans les trois étages inférieurs, en pierre, que résident et travaillent le roi et ses ministres ! Dans le contexte - Asie + époque -, le symbole est de taille.
Dans un article précédent, concernant les Lotsawa, nous avons déjà pu évoquer une partie de l'œuvre de Rälpacän. Ajoutons que, pour faciliter le colossal travail de traduction et de révision en cours, il encourage – eh oui ! – une simplification de l'orthographe tibétaine. Le deuxième suffixe (da) est définitivement supprimé.
Dans un tout autre domaine, Rälpacän fait frapper la monnaie tibétaine, sur le modèle de la monnaie indienne du Maghada.
La centralisation planifiée par le "tyran éclairé", son dirigisme ainsi que, sans doute, l'impulsion qu'il donne au bouddhisme déplaisent souverainement à certains nobles qui voient s'effriter leurs pouvoirs et privilèges. Rälpacän meurt assassiné à 36 ans. Son épouse, accusée d'adultère, s'est déjà suicidée quand il pousse son dernier souffle. C'est la fin de la Première Diffusion du bouddhisme au Tibet, et bientôt celle de la monarchie.
Entre autres mesures qu'il prend pour favoriser l'implantation du Dharma, à l'ouest de Lhasa, sur l'autre rive de la rivière Kyichu, il fait construire un bâtiment qui comporte rien moins que neuf étages. Souvenez-vous que l'épisode se situe au tout début du IXème siècle : rien que cela est déjà un tour de force. Mais pourquoi une telle construction tout en hauteur dans un pays immense ? A nouveau, pour marquer son respect à qui de droit. Les trois étages supérieurs, en bois, abritent les textes sacrés et les statues. Les trois étages médians, en briques, sont réservés aux pandits et aux traducteurs. C'est dans les trois étages inférieurs, en pierre, que résident et travaillent le roi et ses ministres ! Dans le contexte - Asie + époque -, le symbole est de taille.
Dans un article précédent, concernant les Lotsawa, nous avons déjà pu évoquer une partie de l'œuvre de Rälpacän. Ajoutons que, pour faciliter le colossal travail de traduction et de révision en cours, il encourage – eh oui ! – une simplification de l'orthographe tibétaine. Le deuxième suffixe (da) est définitivement supprimé.
Dans un tout autre domaine, Rälpacän fait frapper la monnaie tibétaine, sur le modèle de la monnaie indienne du Maghada.
La centralisation planifiée par le "tyran éclairé", son dirigisme ainsi que, sans doute, l'impulsion qu'il donne au bouddhisme déplaisent souverainement à certains nobles qui voient s'effriter leurs pouvoirs et privilèges. Rälpacän meurt assassiné à 36 ans. Son épouse, accusée d'adultère, s'est déjà suicidée quand il pousse son dernier souffle. C'est la fin de la Première Diffusion du bouddhisme au Tibet, et bientôt celle de la monarchie.
Un roi révolutionnaire : Muné Tsènpo (797-799 ?)
Le fils et successeur du grand Roi bouddhiste Thrisong Détsèn était bien décidé à appliquer les principes humanistes dont il s'était imprégné depuis sa tendre enfance.
Mû par une compassion irrépressible, il voulait éliminer les inégalités entre les riches et les pauvres au point que, par trois fois, il tenta des réformes pour le moins osées. Au cours de ses trois années de règne, il redistribua les terres du royaume avec équité entre tous ses sujets (en tibétain, ltogs phyug lan gsum mnyam). Le croirez-vous ? Il aboutit à … trois échecs avant d'être assassiné.
Mû par une compassion irrépressible, il voulait éliminer les inégalités entre les riches et les pauvres au point que, par trois fois, il tenta des réformes pour le moins osées. Au cours de ses trois années de règne, il redistribua les terres du royaume avec équité entre tous ses sujets (en tibétain, ltogs phyug lan gsum mnyam). Le croirez-vous ? Il aboutit à … trois échecs avant d'être assassiné.
lundi 23 juillet 2007
Qui a vraiment compris ?
Ce jour-là, Jé Rinpoché (comme les gélugpa ont coutume de nommer, avec respect, ce Maître insigne que fut Jé Tsongkhapa Losang Dakpa – 1357-1419) dispense avec sa clarté et sa précision habituelles un Enseignement portant sur des points de philosophie assez délicats. Il sait qu'il peut à loisir approfondir tout sujet abordé car ses deux auditeurs sont particulièrement brillants. De grands érudits, sans conteste. L'un est Khèdrup Jé, futur Ganden Tripa, le "fils de cœur", le premier des disciples, qui est un redoutable dialecticien depuis son plus jeune âge. L'autre s'appelle Gung.ru Gyältsèn Sangpo et sera plus tard considéré comme le principal fondateur du collège de Séra Med.
Pourtant, à la sortie du cours, ils réagissent comme la plupart des élèves ordinaires, enfin ceux qui sont sérieux et assidus : ils se mettent à discuter de ce qu'ils viennent d'entendre de la bouche de leur Maître révéré. L'ennui, c'est qu'ils n'ont pas du tout retenu la même chose !
Sûr de soi, chacun s'accroche à ses convictions, et le ton monte comme ce peut arriver entre experts en débat. Au bout d'un moment, ils décident de s'en retourner d'où ils viennent, afin de prier Jé Rinpoché lui-même de les départager.
Les voilà revenus devant leur professeur, qui les écoute l'un après l'autre exposer leur compréhension. Et la question fuse : Qui a raison ? Qui a tort ? Ils attendent le verdict avec une certaine fébrilité… Un petit sourire en coin, Jé Rinpoché reprend la parole : "C'est tout simple, voyons ! En fait, vous avez tous les deux compris, mais selon le système philosophique qui vous correspond…"
Les vues développées par Khèdrup Jé étaient typiques d'un philosophe de l'école madhyamika prasangika, pour laquelle les phénomènes présentent certes une existence conventionnelle, toute relative, mais sont dénués de la moindre réalité absolue, ou encore autogène. En revanche, celles de Gung.ru Gyältsen Sangpo signaient un cittamatra, un tenant du courant idéaliste qui professe que ce qui existe n'est jamais que de la nature de l'esprit – il n'est donc pas de phénomène extérieur, rien qui existe en dehors de la perception d'un sujet.
Cette anecdote illustre bien l'une des particularités du bouddhisme, qui constate la diversité des modes de perception et de pensée et l'admet comme naturelle et normale. Elle évoque aussi cette qualité de la Parole des Bouddhas qui leur permet, au travers d'une seule et même émission de voix, de fournir les multiples réponses attendues à de multiples questions posées simultanément
Pourtant, à la sortie du cours, ils réagissent comme la plupart des élèves ordinaires, enfin ceux qui sont sérieux et assidus : ils se mettent à discuter de ce qu'ils viennent d'entendre de la bouche de leur Maître révéré. L'ennui, c'est qu'ils n'ont pas du tout retenu la même chose !
Sûr de soi, chacun s'accroche à ses convictions, et le ton monte comme ce peut arriver entre experts en débat. Au bout d'un moment, ils décident de s'en retourner d'où ils viennent, afin de prier Jé Rinpoché lui-même de les départager.
Les voilà revenus devant leur professeur, qui les écoute l'un après l'autre exposer leur compréhension. Et la question fuse : Qui a raison ? Qui a tort ? Ils attendent le verdict avec une certaine fébrilité… Un petit sourire en coin, Jé Rinpoché reprend la parole : "C'est tout simple, voyons ! En fait, vous avez tous les deux compris, mais selon le système philosophique qui vous correspond…"
Les vues développées par Khèdrup Jé étaient typiques d'un philosophe de l'école madhyamika prasangika, pour laquelle les phénomènes présentent certes une existence conventionnelle, toute relative, mais sont dénués de la moindre réalité absolue, ou encore autogène. En revanche, celles de Gung.ru Gyältsen Sangpo signaient un cittamatra, un tenant du courant idéaliste qui professe que ce qui existe n'est jamais que de la nature de l'esprit – il n'est donc pas de phénomène extérieur, rien qui existe en dehors de la perception d'un sujet.
Cette anecdote illustre bien l'une des particularités du bouddhisme, qui constate la diversité des modes de perception et de pensée et l'admet comme naturelle et normale. Elle évoque aussi cette qualité de la Parole des Bouddhas qui leur permet, au travers d'une seule et même émission de voix, de fournir les multiples réponses attendues à de multiples questions posées simultanément
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samedi 21 juillet 2007
Le "renoncement"
Pour s'engager dans la pratique du bouddhisme, il est une qualité fondamentale et incontournable qui est appelée niryâna en sanskrit, nges 'byung en tibétain, shurri en japonais.
Et en français ? Le plus souvent, c'est le terme de "renoncement" qui est utilisé. Or, à mon avis tout au moins, il n'est vraiment pas approprié. D'où problème. Un grand problème.
Comment voulez-vous qu'on arrive à mener des réflexions et méditations en vue d'établir en soi un état d'esprit qu'on n'est même pas capable de nommer à peu près correctement ? Comment le concevoir ? En principe, les résultats présentent des traits de similitude avec leurs causes. Les mots que l'on emploie ne sont ni neutres ni anodins ; ils sont porteurs de sens - c'est leur fonction même – mais ils sont en outre riches de connotations d'une grande force évocatrice. Deux soi-disant synonymes n'auront pas le même impact sur notre imaginaire.
Quid du terme "renoncement" ? Mon dictionnaire (le Petit Robert) en donne les définitions suivantes : "1. Le fait de renoncer (à un agrément) par un effort de volonté, et généralement au profit d'une valeur jugée plus haute. … Voir abstinence, détachement… 2. Le fait de se détacher de biens ou d'attachements auxquels on tenait jusqu'alors ; attitude de celui qui abandonne ces biens, ces attachements. Voir abnégation, dépouillement, détachement, sacrifice. Ex. : vivre dans le renoncement et les sacrifices." Vous trouvez ça tentant, vous ?
Maintenant, essayons de décrire nges 'byung, à prononcer "nguétchoung". Cela porte effectivement sur des biens, plaisirs ou autres privilèges auxquels on était attaché : jusque-là, le mot "renoncement" semble convenir, c'est vrai. Mais nges 'byung apparaît lorsqu'à l'issue de réflexions et méditations portant sur leur nature et leurs effets, on prend conscience de leur vanité foncière et de leur dangerosité extrême. Dès lors, non seulement on n'en a plus la moindre envie, mais on s'en méfie, on les redoute comme la peste. On n'a plus que dégoût, écoeurement et même horreur à leur égard. Ce n'est plus par "un effort de volonté" que l'on s'en prive ; on les rejette instinctivement. "Là où les êtres ordinaires voient délices et agréments, les bodhisattvas voient d'horrifiques brasiers.", disent les textes. Là où les bodhisattvas font preuve d'abnégation et d'esprit de sacrifice, c'est quand, pour accomplir le bien des êtres, ils acceptent de se replonger dans les miasmes du monde profane et d'assumer richesses et pouvoirs temporels – sans aucun attachement, loin de là.
Tout bouddhiste se trouve-t-il dans un tel esprit d'esprit ?
Bien sûr que non. Premièrement, ce n'est pas parce que l'on se dit bouddhiste que l'on est un bon pratiquant. Et encore moins un Bouddha. Deuxièmement, ce n'est pas parce que l'on est un pratiquant sérieux et sincère que l'on a pour autant déjà obtenu force réalisations – on y travaille. Troisièmement, tous les pratiquants du bouddhisme ne recherchent pas un seul et même objectif. Ou plutôt si, en ce sens que tous aspirent au bonheur, mais ils peuvent s'en faire de conceptions sensiblement différentes, trois principalement (bonheur de bonnes renaissances ; bonheur de la libération ; bonheur de l'Eveil de Bouddha).
En fait, la pratique du bouddhisme se fonde sur une première facette de nges 'byung éprouvée non pas encore envers tous les biens et bonheurs du samsara en général, mais pour le moment seulement à l'égard des plaisirs et privilèges de la vie présente. Ce n'est pas si facile…
Cela signifie par ailleurs que, tant qu'on demeure attaché aux biens de ce monde, réputation y compris, quoi que l'on fasse, ce ne sont encore que des activités mondaines, qui ne relèvent pas de la pratique spirituelle, en tout cas pas de la pratique bouddhiste, ce, même si on passe énormément de temps à méditer, à réciter des mantras ou à célébrer des cérémonies aussi longues que compliquées ! En revanche, dès lors que l'on ressent nges 'byung, les tâches les plus quotidiennes comme le ménage ou la cuisine relèvent de la pratique, à la seule condition d'être effectuées dans l'état d'esprit idoine.
L'évolution ne peut en effet qu'être progressive ; on ne se métamorphose pas du jour au lendemain. Avide de tous les hochets mondains aujourd'hui, on ne peut pas définitivement les rejeter avec dégoût dès le lendemain. L'important est de se mettre en chemin et de progresser.
A force de persévérer arrive le moment où ce qui était une pensée fragile et précaire devient forte et stable ; quand elle devient "spontanée", la réalisation est atteinte.
Et en français ? Le plus souvent, c'est le terme de "renoncement" qui est utilisé. Or, à mon avis tout au moins, il n'est vraiment pas approprié. D'où problème. Un grand problème.
Comment voulez-vous qu'on arrive à mener des réflexions et méditations en vue d'établir en soi un état d'esprit qu'on n'est même pas capable de nommer à peu près correctement ? Comment le concevoir ? En principe, les résultats présentent des traits de similitude avec leurs causes. Les mots que l'on emploie ne sont ni neutres ni anodins ; ils sont porteurs de sens - c'est leur fonction même – mais ils sont en outre riches de connotations d'une grande force évocatrice. Deux soi-disant synonymes n'auront pas le même impact sur notre imaginaire.
Quid du terme "renoncement" ? Mon dictionnaire (le Petit Robert) en donne les définitions suivantes : "1. Le fait de renoncer (à un agrément) par un effort de volonté, et généralement au profit d'une valeur jugée plus haute. … Voir abstinence, détachement… 2. Le fait de se détacher de biens ou d'attachements auxquels on tenait jusqu'alors ; attitude de celui qui abandonne ces biens, ces attachements. Voir abnégation, dépouillement, détachement, sacrifice. Ex. : vivre dans le renoncement et les sacrifices." Vous trouvez ça tentant, vous ?
Maintenant, essayons de décrire nges 'byung, à prononcer "nguétchoung". Cela porte effectivement sur des biens, plaisirs ou autres privilèges auxquels on était attaché : jusque-là, le mot "renoncement" semble convenir, c'est vrai. Mais nges 'byung apparaît lorsqu'à l'issue de réflexions et méditations portant sur leur nature et leurs effets, on prend conscience de leur vanité foncière et de leur dangerosité extrême. Dès lors, non seulement on n'en a plus la moindre envie, mais on s'en méfie, on les redoute comme la peste. On n'a plus que dégoût, écoeurement et même horreur à leur égard. Ce n'est plus par "un effort de volonté" que l'on s'en prive ; on les rejette instinctivement. "Là où les êtres ordinaires voient délices et agréments, les bodhisattvas voient d'horrifiques brasiers.", disent les textes. Là où les bodhisattvas font preuve d'abnégation et d'esprit de sacrifice, c'est quand, pour accomplir le bien des êtres, ils acceptent de se replonger dans les miasmes du monde profane et d'assumer richesses et pouvoirs temporels – sans aucun attachement, loin de là.
Tout bouddhiste se trouve-t-il dans un tel esprit d'esprit ?
Bien sûr que non. Premièrement, ce n'est pas parce que l'on se dit bouddhiste que l'on est un bon pratiquant. Et encore moins un Bouddha. Deuxièmement, ce n'est pas parce que l'on est un pratiquant sérieux et sincère que l'on a pour autant déjà obtenu force réalisations – on y travaille. Troisièmement, tous les pratiquants du bouddhisme ne recherchent pas un seul et même objectif. Ou plutôt si, en ce sens que tous aspirent au bonheur, mais ils peuvent s'en faire de conceptions sensiblement différentes, trois principalement (bonheur de bonnes renaissances ; bonheur de la libération ; bonheur de l'Eveil de Bouddha).
En fait, la pratique du bouddhisme se fonde sur une première facette de nges 'byung éprouvée non pas encore envers tous les biens et bonheurs du samsara en général, mais pour le moment seulement à l'égard des plaisirs et privilèges de la vie présente. Ce n'est pas si facile…
Cela signifie par ailleurs que, tant qu'on demeure attaché aux biens de ce monde, réputation y compris, quoi que l'on fasse, ce ne sont encore que des activités mondaines, qui ne relèvent pas de la pratique spirituelle, en tout cas pas de la pratique bouddhiste, ce, même si on passe énormément de temps à méditer, à réciter des mantras ou à célébrer des cérémonies aussi longues que compliquées ! En revanche, dès lors que l'on ressent nges 'byung, les tâches les plus quotidiennes comme le ménage ou la cuisine relèvent de la pratique, à la seule condition d'être effectuées dans l'état d'esprit idoine.
L'évolution ne peut en effet qu'être progressive ; on ne se métamorphose pas du jour au lendemain. Avide de tous les hochets mondains aujourd'hui, on ne peut pas définitivement les rejeter avec dégoût dès le lendemain. L'important est de se mettre en chemin et de progresser.
A force de persévérer arrive le moment où ce qui était une pensée fragile et précaire devient forte et stable ; quand elle devient "spontanée", la réalisation est atteinte.
vendredi 20 juillet 2007
Atisha (982-1054)
Le Pandit Atisha est pour nous une référence constante ; c'est pourquoi j'éprouve le besoin de parler un peu de lui. Pas de relater toute sa vie, car d'excellentes biographies de lui sont désormais disponibles en beaucoup de langues, y compris le français.
Son nom est Dipamkara Shrijnana, "Celui qui fait la lumière grâce à sa glorieuse sagesse suprême". Atisha est en fait un titre, extrêmement honorifique, que faute de mieux l'on rend en français par "seigneur". L'équivalent tibétain est "jowo" (jo bo), de sorte que les nombreux Tibétains qui, soucieux de marquer leur vénération vis-à-vis du Maître, l'appellent Jowo Atisha, disent j'imagine sans s'en rendre vraiment compte : "Seigneur Seigneur" .
Après tout, pourquoi pas ? Mais cela démontre ô combien le roi Rälpacän avait raison quand il interdisait de traduire les noms propres (cf. Les Lotsawa de jadis n° 2) : non seulement on ne sait plus de qui on parle, mais tel nom magnifique dans une langue frise le ridicule dans une autre. Ainsi, moi qui savoure littéralement les consonances de "Ganden" n'apprécierait guère qu'on me parle du "Monastère Joyeux", ou "Monastères des Joyeux", voire "Joyeux Monastère", ou encore "Monastère des Ravis", tant qu'on y est. Vous admettrez que cela n'a pas le même écho !
Le lien avec Atisha ? C'est que la Terre pure de Ganden est, dit-on, sa résidence actuelle, en présence du Bouddha Maitreya et en compagnie de tant d'autres personnages prestigieux.
Lors de l'existence humaine qui nous intéresse, Atisha est un Bengali de souche royale qui, très jeune, renonce aux apanages de son rang pour s'adonner à la pratique spirituelle. Après avoir pratiqué les tantras en tant que yogi dans des lieux écartés et sauvages, il devient moine relativement tard, vers la trentaine. N'oublions pas que nous sommes au XIème siècle ; à l'aune de l'espérance de vie européenne de l'époque, c'aurait déjà été un vieillard. Apparemment pas en Inde, car il entame à peine une longue carrière bien remplie.
Ce grand penseur n'a rien d'un sédentaire. Lors de la périlleuse traversée de 12 mois qui le mène vers son Maître principal Serlingpa, il fait escale dans de nombreuses îles avant d'atteindre sa destination, soit Java soit Sumatra – la question reste à trancher. Ce n'était pas tout d'y aller ; encore faut-il revenir. Il y réussit. Il est désormais le dépositaire des précieuses instructions relatives à l'esprit d'Eveil, et sa réputation s'amplifie au Pays des Aryas. Il a dû retraverser toute la péninsule avec le confort que vous imaginez (encore aujourd'hui c'est long et fatigant) pour regagner les grandes universités monastiques du nord et se voit confier des fonctions élevées à Nalanda, Odantapuri et surtout Vikramashila. C'est là qu'il reçoit des visiteurs qui ont franchi l'Himalaya pour le prier de bien vouloir venir dans leur Tibet natal, afin d'y restaurer l'Enseignement du Bouddha quelque peu malmené depuis un bon demi-siècle.
Je passerai sur les péripéties et autres rebondissements qui aboutissent en 1042 à l'arrivée d'Atisha dans le Ngari. Si je calcule bien, le Pandit a donc 60 ans révolus ! Il sait que l'expédition tibétaine va écourter sa vie – Tara l'en a prévenu, et c'est de toute façon prévisible. Voyages éreintants. Chocs climatiques. Changement radical d'altitude, en passant de la plaine aux montagnes les plus hautes. Régimes alimentaires totalement différents. Quant aux mœurs et coutumes…
Pour accomplir le bien des être, Atisha accepte tout. Il supporte tout. Le prince raffiné cohabite de bonne grâce avec les rudes (rustres ?) montagnards. Il va jusqu'à apprendre leur langue. Mais il n'adopte pas toutes leurs habitudes. Il demeure doux et conciliant, toujours disponible pour tous, animaux y compris. Cela surprend. Cela choque même certains. Le fier Seigneur Kutön lui remontre que, si en Inde on condescend à parler à tout le monde avec aménité, ici ce n'est pas l'usage. Il faudrait quand même que le Maître tienne son rang. Le Maître écoute, sourit et … persiste. Il va jusqu'à caresser avec tendresse les bêtes qu'il a récupérées pour les sauver du couteau. Pire, il leur parle ! Et il s'adresse à elles en les appelant "mes vieilles mères".
C'est qu'Atisha a les plus hautes réalisations. Il sait que chaque être lui a servi de mères un nombre incalculable de fois dans le passé, sous toutes les formes, dans toutes les sphères. Il sait qu'alors et en bien d'autres circonstances chaque être a été pour lui d'une infinie bienveillance. Eperdu de gratitude, il mesure la souffrance de ses proches enlisés dans leurs passions et leurs certitudes fallacieuses. Il sait aussi qu'heureusement tous ont potentiellement la faculté d'évoluer jusqu'à obtenir la libération du samsara et même l'omniscience de Bouddha. Comment n'éprouverait-il pas le plus grand respect pour toutes les créatures ? Pourquoi ferait-il une différence entre elles, qui montrent sans doute ponctuellement des aspects divers, mais sont au fond soumises aux mêmes obstacles et porteuses des mêmes espérances ? Aujourd'hui l'un est roi, l'autre esclave ; demain ce sera le contraire. Mais un jour les deux seront enfin boudddhas.
Le sage versé tant en philosophie qu'en tantra ne cesse, au Tibet, d'enseigner … la prise de refuge et la loi de causalité, ce qui lui vaudra deux surnoms. D'être ainsi appelé (avec un certain dépit de la part de certains qui réclament des instructions "profondes") ravit Atisha : comme cela, dit-il, rien qu'en entendant parler de moi, "le lama de la prise de refuge" ou "le lama de la causalité", les gens acquéront de bonnes empreintes. Et cela leur indiquera l'essentiel." En réalité, bien comprise, toute facette de la voie inclut la totalité. Ce n'est pas une excuse pour vouloir dès le début viser les pratiques les plus élevées : elles sont alors inaccessibles et donc infructueuses, tandis que si, avec humilité, on commence par la base, on peut ensuite l'élargir jusqu'à y intégrer l'ensemble.
Voilà qui était Atisha : un authentique Seigneur, aimable et courageux ; doux et endurant ; modeste et sûr de lui ; érudit et simple, la liste de ses qualités se déroulant à l'infini.
Son nom est Dipamkara Shrijnana, "Celui qui fait la lumière grâce à sa glorieuse sagesse suprême". Atisha est en fait un titre, extrêmement honorifique, que faute de mieux l'on rend en français par "seigneur". L'équivalent tibétain est "jowo" (jo bo), de sorte que les nombreux Tibétains qui, soucieux de marquer leur vénération vis-à-vis du Maître, l'appellent Jowo Atisha, disent j'imagine sans s'en rendre vraiment compte : "Seigneur Seigneur" .
Après tout, pourquoi pas ? Mais cela démontre ô combien le roi Rälpacän avait raison quand il interdisait de traduire les noms propres (cf. Les Lotsawa de jadis n° 2) : non seulement on ne sait plus de qui on parle, mais tel nom magnifique dans une langue frise le ridicule dans une autre. Ainsi, moi qui savoure littéralement les consonances de "Ganden" n'apprécierait guère qu'on me parle du "Monastère Joyeux", ou "Monastères des Joyeux", voire "Joyeux Monastère", ou encore "Monastère des Ravis", tant qu'on y est. Vous admettrez que cela n'a pas le même écho !
Le lien avec Atisha ? C'est que la Terre pure de Ganden est, dit-on, sa résidence actuelle, en présence du Bouddha Maitreya et en compagnie de tant d'autres personnages prestigieux.
Lors de l'existence humaine qui nous intéresse, Atisha est un Bengali de souche royale qui, très jeune, renonce aux apanages de son rang pour s'adonner à la pratique spirituelle. Après avoir pratiqué les tantras en tant que yogi dans des lieux écartés et sauvages, il devient moine relativement tard, vers la trentaine. N'oublions pas que nous sommes au XIème siècle ; à l'aune de l'espérance de vie européenne de l'époque, c'aurait déjà été un vieillard. Apparemment pas en Inde, car il entame à peine une longue carrière bien remplie.
Ce grand penseur n'a rien d'un sédentaire. Lors de la périlleuse traversée de 12 mois qui le mène vers son Maître principal Serlingpa, il fait escale dans de nombreuses îles avant d'atteindre sa destination, soit Java soit Sumatra – la question reste à trancher. Ce n'était pas tout d'y aller ; encore faut-il revenir. Il y réussit. Il est désormais le dépositaire des précieuses instructions relatives à l'esprit d'Eveil, et sa réputation s'amplifie au Pays des Aryas. Il a dû retraverser toute la péninsule avec le confort que vous imaginez (encore aujourd'hui c'est long et fatigant) pour regagner les grandes universités monastiques du nord et se voit confier des fonctions élevées à Nalanda, Odantapuri et surtout Vikramashila. C'est là qu'il reçoit des visiteurs qui ont franchi l'Himalaya pour le prier de bien vouloir venir dans leur Tibet natal, afin d'y restaurer l'Enseignement du Bouddha quelque peu malmené depuis un bon demi-siècle.
Je passerai sur les péripéties et autres rebondissements qui aboutissent en 1042 à l'arrivée d'Atisha dans le Ngari. Si je calcule bien, le Pandit a donc 60 ans révolus ! Il sait que l'expédition tibétaine va écourter sa vie – Tara l'en a prévenu, et c'est de toute façon prévisible. Voyages éreintants. Chocs climatiques. Changement radical d'altitude, en passant de la plaine aux montagnes les plus hautes. Régimes alimentaires totalement différents. Quant aux mœurs et coutumes…
Pour accomplir le bien des être, Atisha accepte tout. Il supporte tout. Le prince raffiné cohabite de bonne grâce avec les rudes (rustres ?) montagnards. Il va jusqu'à apprendre leur langue. Mais il n'adopte pas toutes leurs habitudes. Il demeure doux et conciliant, toujours disponible pour tous, animaux y compris. Cela surprend. Cela choque même certains. Le fier Seigneur Kutön lui remontre que, si en Inde on condescend à parler à tout le monde avec aménité, ici ce n'est pas l'usage. Il faudrait quand même que le Maître tienne son rang. Le Maître écoute, sourit et … persiste. Il va jusqu'à caresser avec tendresse les bêtes qu'il a récupérées pour les sauver du couteau. Pire, il leur parle ! Et il s'adresse à elles en les appelant "mes vieilles mères".
C'est qu'Atisha a les plus hautes réalisations. Il sait que chaque être lui a servi de mères un nombre incalculable de fois dans le passé, sous toutes les formes, dans toutes les sphères. Il sait qu'alors et en bien d'autres circonstances chaque être a été pour lui d'une infinie bienveillance. Eperdu de gratitude, il mesure la souffrance de ses proches enlisés dans leurs passions et leurs certitudes fallacieuses. Il sait aussi qu'heureusement tous ont potentiellement la faculté d'évoluer jusqu'à obtenir la libération du samsara et même l'omniscience de Bouddha. Comment n'éprouverait-il pas le plus grand respect pour toutes les créatures ? Pourquoi ferait-il une différence entre elles, qui montrent sans doute ponctuellement des aspects divers, mais sont au fond soumises aux mêmes obstacles et porteuses des mêmes espérances ? Aujourd'hui l'un est roi, l'autre esclave ; demain ce sera le contraire. Mais un jour les deux seront enfin boudddhas.
Le sage versé tant en philosophie qu'en tantra ne cesse, au Tibet, d'enseigner … la prise de refuge et la loi de causalité, ce qui lui vaudra deux surnoms. D'être ainsi appelé (avec un certain dépit de la part de certains qui réclament des instructions "profondes") ravit Atisha : comme cela, dit-il, rien qu'en entendant parler de moi, "le lama de la prise de refuge" ou "le lama de la causalité", les gens acquéront de bonnes empreintes. Et cela leur indiquera l'essentiel." En réalité, bien comprise, toute facette de la voie inclut la totalité. Ce n'est pas une excuse pour vouloir dès le début viser les pratiques les plus élevées : elles sont alors inaccessibles et donc infructueuses, tandis que si, avec humilité, on commence par la base, on peut ensuite l'élargir jusqu'à y intégrer l'ensemble.
Voilà qui était Atisha : un authentique Seigneur, aimable et courageux ; doux et endurant ; modeste et sûr de lui ; érudit et simple, la liste de ses qualités se déroulant à l'infini.
jeudi 19 juillet 2007
Congrès international des femmes bouddhistes
Ce mercredi 18 juillet 2007 vient de s'ouvrir à Hambourg un congrès. L'objectif déclaré est d'introduire l'ordination monastique majeure pour les femmes, c'est à dire l'ordination de bhikshuni, dans la lignée tibétaine du bouddhisme - j'évite au maximum les terminologies bien pratiques de "bouddhisme tibétain", "b. chinois", "b. japonais", "b. coréen", "b. vietnamien, etc : à mes yeux, le bouddhisme n'est autre que l'Enseignement du Bouddha au sens de "somme unitaire, cohérente et convergente des innombrables enseignements ô combien divers et variés dispensés par le Boudddha 45 années durant.
"Puisse découler de ce congrès les effets les plus bénéfique pour les êtres et pour le maintien de l'Enseignement ! Ô Bouddhas et bodhisattvas des dix directions, veuillez accorder votre bénédiction afin qu'il aille ainsi !" Tels sont aujourd'hui mes vœux les plus chers.
Pou être franche, je suis inquiète, très inquiète.
Je suis convaincue que les personnes qui ont organisé le Congrès débordent de bonne volonté et sont d'une complète sincérité. J'admire leur énergie et leur efficacité. Je suis pleine de reconnaissance pour ce qu'elles ont accompli ici et là en faveur des nonnes bouddhistes : création de "nonneries" (mon dictionnaire ne connaît pas ce mot ; tant pis pour lui) ; établissement de cursus d'études ; subventions ; etc. ; etc. Elles se sont dépensées sans compter, et ce, depuis des années.
Je n'en suis pas moins inquiète. Car j'ai l'impression – mais ce n'est qu'une opinion personnelle – que certains faits qui sont présentés comme des problèmes à résoudre ne sont en fait pas des problèmes, tandis que les "solutions" envisagées, elles, risquent d'en susciter, des problèmes, et de taille.
Pour résumer la situation (en fonction de ce que je sais, c'est-à-dire très peu) :
* Dans le bouddhisme, si j'ai bien compris, c'est l'observance et la mise en oeuvre de l'éthique, et plus exactement du Code monastique (vinaya), qui fonde le maintien de l'Enseignement d'un Bouddha dans un monde.
Le vinaya est l'ensemble des règles peu à peu édictées par le Bouddha au fur et à mesure que des questions concrètes se sont soulevées concernant les conduites des religieux.
* Pour progresser sur le chemin spirituel, la prise de vœux de pratimoksha est souhaitable car très favorable, le statut de bhikshu (ou de bhikshuni) constituant le meilleur support. Mais ce n'est en rien obligatoire. Par exemple, les cinq premiers disciples du Bouddha se sont transmués en bhikshus du fait d'avoir obtenu de hautes réalisation, et pas le contraire. Comme le soulignait (et l'illustrait) Marpa Lotsawa, du moment que la méditation soit correcte, les réalisations sont obtenues même par un laïc ; en revanche, même retiré au fin fond des montagnes, l'ermite qui ne maîtrise pas son esprit ne progresse pas plus qu'une marmotte.
* Au sein des infinies qualités du Bouddha, il y a ce pouvoir qui consiste à répondre simultanément, au travers d'une seule émission de voix, aux multiples questions de multiples êtres. Autrement dit, chacun entend et comprend ce qui lui correspond.
N.B. Le bouddhisme ne prétend pas détenir et révéler la Vérité une et absolue (et d'ailleurs récuse une telle notion). Il se présente comme une méthode qui non seulement admet la pluralité des moyens et interprétations mais la considère comme naturelle et nécessaire.
* Plusieurs systèmes de vinaya se sont donc constitués. Les sources évoquent 4 branches principales, subdivisées en 18 sous-écoles. De nos jours, il n'en subsiste que 3 : Theravada (Thaïlande, Birmanie, etc.) ; Dharmagupta (Chine, Corée, etc.) ; Mulasarvastivada (Tibet, Mongolie, etc.). Les différences portent d'une part sur les rituels, d'autre part sur les vues philosophiques professées (notamment la notion de "soi").
* Certains textes rapportent que la branche Dharmagupta est un courant dissident du système Mulasarvastivada, qui s'est autrefois séparé de la maison-mère pour cause d'incompatibilité de vues (à propos du soi existant ou non). La célébration des rituels diffère également.
* Au XIème siècle, quand Atisha a été invité à grand peine au Tibet pour restaurer un bouddhisme pur et authentique et mettre un terme aux dérives et perversions survenues à la suite des persécutions anti-bouddhistes du siècle précédent, il a clairement mis en garde contre les mélanges intempestifs de vinaya différents. Un tel comportement interdirait d'obtenir les réalisations recherchées, et plus précisément l'état d'arhat (N.B. un arhat est quelqu'un qui a obtenu la libération définitive du samsara, c.a.d. de la souffrance, en se débarrassant de tous les facteurs perturbateurs de l'esprit – l'ignorance, l'attachement, l'aversion et leurs dérivés) !
* Atisha a donné l'exemple en s'abstenant de conférer l'ordination monastique à qui que ce soit au Tibet. En effet, lui-même appartenait à l'école Mahasamghika (qui a totalement disparu) tandis que le système introduit au Tibet au VIIIème siècle était le Mahasarvastivada, beaucoup plus contraignant.
* Concernant les femmes, toutes les écoles de vinaya comportaient, apparemment, les trois ordinations successives instituées par le Bouddha, mais pour des raisons diverses, souvent liées à des troubles politiques, dans la plupart des pays bouddhistes, certaines lignées de transmission ont été interrompues ou n'ont jamais été introduites.
* Dans le cas du Tibet, l'ordination mineure des femmes (shramanerika) a été introduite quasiment en même temps que celle des hommes. Très prudents, les Tibétains ont attendu une centaine d'années pour ordonner leurs sept premiers moines. Comme l'essai a paru être concluant, bientôt une nouvelle cérémonie a été organisée pour ordonner cent religieux, dont deux princesses royales. Mais faute du chapitre féminin exigé par la règle, l'ordination de bhikshuni n'a pas pu être conférée. Pour que cela puisse se faire, il aurait fallu soit que des nonnes suffisamment anciennes viennent de l'Inde ou du Népal, soit que des Tibétaines se rendent dans ces pays puis reviennent au pays saines et sauves (rappelez-vous qu'il y a eu énormément de pertes chez les hommes dans la quête du bouddhisme).
* En revanche, en Chine, en Corée ou encore au Vietnam, les trois niveaux d'ordination ont été préservés. Dans le système Dharmagupta.
Mes conclusions (forcément personnelles et pas nécessairement justes) :
Il est avéré qu'il est possible aux laïcs comme aux religieux d'ordination mineure de retirer tous les fruits de la pratique bouddhiste.
De toute façon, si de nos jours des femmes aspirent à l'ordination majeure, c'est POSSIBLE. C'est même facile. Grâce au système Dharmagupta.
A quoi bon compliquer en effectuant des mélanges ? Terriblement risqués, si on en croit Atisha. Lequel est quand même une référence qui fait (ou devrait faire) autorité, au moins dans la mouvance tibétaine qui lui doit tant, qui lui doit tout.
A la grâce des Bouddhas…, proposeront certains.
Certes, on peut leur faire confiance pour aider à réaliser le possible. Pas l'impossible. C'est que les Bouddhas ont l'omniscience, mais pas une omnipotence absolue. Ainsi, est-il dit, les Bouddhas n'ont pas pouvoir sur quatre types de phénomènes : les éléments physiques ; les mantras ; les vœux ; les karmas des êtres. Un résultat ne peut se produire que si les causes et conditions afférentes sont réunies. Et il ne peut que se produire dès lors qu'elles le sont. C'est une loi naturelle infaillible. La loi de causalité exclut les miracles (pas les événements stupéfiants).
Quand les mérites des êtres ne sont pas suffisants, l'Enseignement ne peut que péricliter. C'est mécanique et inévitable.
Prenons l'exemple de l'histoire du Tibet ancien. Les trois grands Rois bouddhistes, Songtsän Gampo, Thrisong Détsän et Rälpacän, sont considérés comme les émanations respectives des Boudhas Avalokiteshvara, Manjushri et Vajarapani – la compassion, la sagesse et les pouvoirs. Pourtant, Rälpacän a été assassiné, après quoi les bouddhistes ont été persécutés plusieurs décennies durant.
Je souhaite ardemment que les mérites des êtres d'aujourd'hui soient puissants et stables ! L'avenir nous le dira.
"Puisse découler de ce congrès les effets les plus bénéfique pour les êtres et pour le maintien de l'Enseignement ! Ô Bouddhas et bodhisattvas des dix directions, veuillez accorder votre bénédiction afin qu'il aille ainsi !" Tels sont aujourd'hui mes vœux les plus chers.
Pou être franche, je suis inquiète, très inquiète.
Je suis convaincue que les personnes qui ont organisé le Congrès débordent de bonne volonté et sont d'une complète sincérité. J'admire leur énergie et leur efficacité. Je suis pleine de reconnaissance pour ce qu'elles ont accompli ici et là en faveur des nonnes bouddhistes : création de "nonneries" (mon dictionnaire ne connaît pas ce mot ; tant pis pour lui) ; établissement de cursus d'études ; subventions ; etc. ; etc. Elles se sont dépensées sans compter, et ce, depuis des années.
Je n'en suis pas moins inquiète. Car j'ai l'impression – mais ce n'est qu'une opinion personnelle – que certains faits qui sont présentés comme des problèmes à résoudre ne sont en fait pas des problèmes, tandis que les "solutions" envisagées, elles, risquent d'en susciter, des problèmes, et de taille.
Pour résumer la situation (en fonction de ce que je sais, c'est-à-dire très peu) :
* Dans le bouddhisme, si j'ai bien compris, c'est l'observance et la mise en oeuvre de l'éthique, et plus exactement du Code monastique (vinaya), qui fonde le maintien de l'Enseignement d'un Bouddha dans un monde.
Le vinaya est l'ensemble des règles peu à peu édictées par le Bouddha au fur et à mesure que des questions concrètes se sont soulevées concernant les conduites des religieux.
* Pour progresser sur le chemin spirituel, la prise de vœux de pratimoksha est souhaitable car très favorable, le statut de bhikshu (ou de bhikshuni) constituant le meilleur support. Mais ce n'est en rien obligatoire. Par exemple, les cinq premiers disciples du Bouddha se sont transmués en bhikshus du fait d'avoir obtenu de hautes réalisation, et pas le contraire. Comme le soulignait (et l'illustrait) Marpa Lotsawa, du moment que la méditation soit correcte, les réalisations sont obtenues même par un laïc ; en revanche, même retiré au fin fond des montagnes, l'ermite qui ne maîtrise pas son esprit ne progresse pas plus qu'une marmotte.
* Au sein des infinies qualités du Bouddha, il y a ce pouvoir qui consiste à répondre simultanément, au travers d'une seule émission de voix, aux multiples questions de multiples êtres. Autrement dit, chacun entend et comprend ce qui lui correspond.
N.B. Le bouddhisme ne prétend pas détenir et révéler la Vérité une et absolue (et d'ailleurs récuse une telle notion). Il se présente comme une méthode qui non seulement admet la pluralité des moyens et interprétations mais la considère comme naturelle et nécessaire.
* Plusieurs systèmes de vinaya se sont donc constitués. Les sources évoquent 4 branches principales, subdivisées en 18 sous-écoles. De nos jours, il n'en subsiste que 3 : Theravada (Thaïlande, Birmanie, etc.) ; Dharmagupta (Chine, Corée, etc.) ; Mulasarvastivada (Tibet, Mongolie, etc.). Les différences portent d'une part sur les rituels, d'autre part sur les vues philosophiques professées (notamment la notion de "soi").
* Certains textes rapportent que la branche Dharmagupta est un courant dissident du système Mulasarvastivada, qui s'est autrefois séparé de la maison-mère pour cause d'incompatibilité de vues (à propos du soi existant ou non). La célébration des rituels diffère également.
* Au XIème siècle, quand Atisha a été invité à grand peine au Tibet pour restaurer un bouddhisme pur et authentique et mettre un terme aux dérives et perversions survenues à la suite des persécutions anti-bouddhistes du siècle précédent, il a clairement mis en garde contre les mélanges intempestifs de vinaya différents. Un tel comportement interdirait d'obtenir les réalisations recherchées, et plus précisément l'état d'arhat (N.B. un arhat est quelqu'un qui a obtenu la libération définitive du samsara, c.a.d. de la souffrance, en se débarrassant de tous les facteurs perturbateurs de l'esprit – l'ignorance, l'attachement, l'aversion et leurs dérivés) !
* Atisha a donné l'exemple en s'abstenant de conférer l'ordination monastique à qui que ce soit au Tibet. En effet, lui-même appartenait à l'école Mahasamghika (qui a totalement disparu) tandis que le système introduit au Tibet au VIIIème siècle était le Mahasarvastivada, beaucoup plus contraignant.
* Concernant les femmes, toutes les écoles de vinaya comportaient, apparemment, les trois ordinations successives instituées par le Bouddha, mais pour des raisons diverses, souvent liées à des troubles politiques, dans la plupart des pays bouddhistes, certaines lignées de transmission ont été interrompues ou n'ont jamais été introduites.
* Dans le cas du Tibet, l'ordination mineure des femmes (shramanerika) a été introduite quasiment en même temps que celle des hommes. Très prudents, les Tibétains ont attendu une centaine d'années pour ordonner leurs sept premiers moines. Comme l'essai a paru être concluant, bientôt une nouvelle cérémonie a été organisée pour ordonner cent religieux, dont deux princesses royales. Mais faute du chapitre féminin exigé par la règle, l'ordination de bhikshuni n'a pas pu être conférée. Pour que cela puisse se faire, il aurait fallu soit que des nonnes suffisamment anciennes viennent de l'Inde ou du Népal, soit que des Tibétaines se rendent dans ces pays puis reviennent au pays saines et sauves (rappelez-vous qu'il y a eu énormément de pertes chez les hommes dans la quête du bouddhisme).
* En revanche, en Chine, en Corée ou encore au Vietnam, les trois niveaux d'ordination ont été préservés. Dans le système Dharmagupta.
Mes conclusions (forcément personnelles et pas nécessairement justes) :
Il est avéré qu'il est possible aux laïcs comme aux religieux d'ordination mineure de retirer tous les fruits de la pratique bouddhiste.
De toute façon, si de nos jours des femmes aspirent à l'ordination majeure, c'est POSSIBLE. C'est même facile. Grâce au système Dharmagupta.
A quoi bon compliquer en effectuant des mélanges ? Terriblement risqués, si on en croit Atisha. Lequel est quand même une référence qui fait (ou devrait faire) autorité, au moins dans la mouvance tibétaine qui lui doit tant, qui lui doit tout.
A la grâce des Bouddhas…, proposeront certains.
Certes, on peut leur faire confiance pour aider à réaliser le possible. Pas l'impossible. C'est que les Bouddhas ont l'omniscience, mais pas une omnipotence absolue. Ainsi, est-il dit, les Bouddhas n'ont pas pouvoir sur quatre types de phénomènes : les éléments physiques ; les mantras ; les vœux ; les karmas des êtres. Un résultat ne peut se produire que si les causes et conditions afférentes sont réunies. Et il ne peut que se produire dès lors qu'elles le sont. C'est une loi naturelle infaillible. La loi de causalité exclut les miracles (pas les événements stupéfiants).
Quand les mérites des êtres ne sont pas suffisants, l'Enseignement ne peut que péricliter. C'est mécanique et inévitable.
Prenons l'exemple de l'histoire du Tibet ancien. Les trois grands Rois bouddhistes, Songtsän Gampo, Thrisong Détsän et Rälpacän, sont considérés comme les émanations respectives des Boudhas Avalokiteshvara, Manjushri et Vajarapani – la compassion, la sagesse et les pouvoirs. Pourtant, Rälpacän a été assassiné, après quoi les bouddhistes ont été persécutés plusieurs décennies durant.
Je souhaite ardemment que les mérites des êtres d'aujourd'hui soient puissants et stables ! L'avenir nous le dira.
mercredi 18 juillet 2007
Les plus beaux mots
Pour moi, les mots les plus beaux de la langue tibétaine sont incontestablement "jampa" et "Ganden".
* "Jampa" (byams pa), cela signifie "amour", avec ses deux aspects (selon le bouddhisme, j'entends), y compris l'affection et la tendresse, mais en excluant toute forme d'attachement.
Les deux facettes ? Pas facile de trouver des termes en français. Je suis sidérée de constater que les mots apparemment les plus simples et les plus courants sont excessivement difficiles à traduire correctement. Et pourtant, il s'agit bien de phénomènes universels. Mais apparemment pas envisagés sous le même angle par les différents peuples.
Faute d'équivalents, il faut tourner autour du pot afin d'essayer de se comprendre – sachant que le résultat n'est pas garanti. Le bouddhisme distingue donc deux formes d'amour. Dans le premier cas, il s'agit de voir l'objetconcerné (qu'il s'agisse d'un ou plusieurs êtres, ou mieux, de tous les êtres) comme quelqu'un de sympathique et attirant - en tout bien, tout honneur -, d'"aimable" en fait au sens propre du terme. Allez dire ça en français sans connotation équivoque… Le deuxième type d'amour consiste à souhaiter le bonheur de l'autre. C'est ce qui marque la différence avec l'attachement, qui est foncièrement égoïste car alors on "aime" l'autre non pour lui mais pour soi.
Jampa (ou Jhampa ; les transcriptions sont loin d'être fixées) est un nom très répandu chez les Tibétains. Il est le pendant de Maitreya en sanskrit, avec l'évidente référence au futur Bouddha, le cinquième des mille prévus pour notre ère. C'est le nom de mon Maître, Dagpo Rimpoche. C'est d'ailleurs la découverte de ce nom dans la liste des professeurs des Langue 'O qui, en été 1973, m'a déterminé à ajouter la mention "langue tibétaine" à mon dossier d'inscription, en sus du japonais. J'ai ressenti l'impérieux besoin de rencontrer Celui qui portait ce nom aux consonances douces et harmonieuses. Je ne me doutais pas de ce qui allait résulter de cette rencontre…
* "Ganden" (dGa' ldan, Tushita en sanskrit) signifie - comment dire ? – "muni de bonheur", "muni de joie". A nouveau, c'est intraduisible ! Il y a une idée de plénitude, de… Le problème est que Ganden sonne clair et positif (en tout cas, à mes oreilles), tandis que les termes français approchants sont d'une platitude navrante, voire pire : "contentement", "satisfaction".
Ganden, c'est la Terre pure du Bouddha Maitreya, le Paradis où se donnent rendez-vous les grands maîtres Kadampa que j'aime tant (Atisha, Dromtönpa et bien d'autres). Ganden est aussi le monastère établi en 1409 par Jé Rimpoché, c.a.d. Je Tsongkhapa, ce, conformément à des prédictions énoncées par le Bouddha Shakyamouni lorsque sous les traits d'un jeune garçon, le futur fondateur lui avait offert un collier de cristal hautement symbolique.
* "Jampa" (byams pa), cela signifie "amour", avec ses deux aspects (selon le bouddhisme, j'entends), y compris l'affection et la tendresse, mais en excluant toute forme d'attachement.
Les deux facettes ? Pas facile de trouver des termes en français. Je suis sidérée de constater que les mots apparemment les plus simples et les plus courants sont excessivement difficiles à traduire correctement. Et pourtant, il s'agit bien de phénomènes universels. Mais apparemment pas envisagés sous le même angle par les différents peuples.
Faute d'équivalents, il faut tourner autour du pot afin d'essayer de se comprendre – sachant que le résultat n'est pas garanti. Le bouddhisme distingue donc deux formes d'amour. Dans le premier cas, il s'agit de voir l'objetconcerné (qu'il s'agisse d'un ou plusieurs êtres, ou mieux, de tous les êtres) comme quelqu'un de sympathique et attirant - en tout bien, tout honneur -, d'"aimable" en fait au sens propre du terme. Allez dire ça en français sans connotation équivoque… Le deuxième type d'amour consiste à souhaiter le bonheur de l'autre. C'est ce qui marque la différence avec l'attachement, qui est foncièrement égoïste car alors on "aime" l'autre non pour lui mais pour soi.
Jampa (ou Jhampa ; les transcriptions sont loin d'être fixées) est un nom très répandu chez les Tibétains. Il est le pendant de Maitreya en sanskrit, avec l'évidente référence au futur Bouddha, le cinquième des mille prévus pour notre ère. C'est le nom de mon Maître, Dagpo Rimpoche. C'est d'ailleurs la découverte de ce nom dans la liste des professeurs des Langue 'O qui, en été 1973, m'a déterminé à ajouter la mention "langue tibétaine" à mon dossier d'inscription, en sus du japonais. J'ai ressenti l'impérieux besoin de rencontrer Celui qui portait ce nom aux consonances douces et harmonieuses. Je ne me doutais pas de ce qui allait résulter de cette rencontre…
* "Ganden" (dGa' ldan, Tushita en sanskrit) signifie - comment dire ? – "muni de bonheur", "muni de joie". A nouveau, c'est intraduisible ! Il y a une idée de plénitude, de… Le problème est que Ganden sonne clair et positif (en tout cas, à mes oreilles), tandis que les termes français approchants sont d'une platitude navrante, voire pire : "contentement", "satisfaction".
Ganden, c'est la Terre pure du Bouddha Maitreya, le Paradis où se donnent rendez-vous les grands maîtres Kadampa que j'aime tant (Atisha, Dromtönpa et bien d'autres). Ganden est aussi le monastère établi en 1409 par Jé Rimpoché, c.a.d. Je Tsongkhapa, ce, conformément à des prédictions énoncées par le Bouddha Shakyamouni lorsque sous les traits d'un jeune garçon, le futur fondateur lui avait offert un collier de cristal hautement symbolique.
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Tibet,
Tsongkhapa,
vocabulaire
mardi 17 juillet 2007
Le dicton du jour
L'influence du bouddhisme sur la société tibétaine est bien connue – nous n'y reviendrons pas. Vous ne serez donc pas surpris d'apprendre que les adages et sentences y faisant référence sont légion. En voici quelques-uns, choisis au hasard (ou presque).
* "Si tu veux un prince, fais de ton fils un moine. Si tu veux une servante, fais de ta fille une nonne." / dpon dgos na bu grva pa bzos / g.yog dgos na bu mo a ni bzos /
Commentaire : Sans commentaire, je préfère. De toute façon, je ne suis pas Tibétaine (dans cette vie-ci).
* "Du moment que le Tibet soit heureux, même si c'est une nonne qui est roi, pourquoi pas ?"
/ Bod la bde skyid byung na / rgyal po a ni byas na'an 'grig gi red /
Com. : Plusieurs interprétations semblent possibles. Pour prendre la plus optimiste, admettons que c'est signe d'ouverture…
* "Si on a soi-même les qualités, le trône de Ganden n' a pas de propriétaire exclusif."
/ rang la yon tan yod na / dGa' ldan khri la bdag po med /
Com. : Le détenteur du "trône" abbatial du monastère de Ganden n'est autre que le Ganden Tripa. Ce dernier est le successeur de Jé Tsongkhapa qui, au XVème siècle, fonda l'école des Gandènpa, ou encore des gélugpa, qui tire son nom de la maison mère.
L'Abbé de Ganden est ainsi le chef suprême des gélugpa. Dans les premiers temps, il était choisi de manière consensuelle parmi les Maîtres les plus réputés de l'ordre, tous collèges confondus. Puis l'usage s'est instauré que la charge soit assumée en alternance par les plus anciens des abbés retirés des deux grands collèges tantriques : Gyudmed et Gyutö, par définition des geshe d'une grande érudition car ils ont une lourde tâche à assumer dans les domaines de l'enseignement mais aussi de la transmission des lignées. L'avancement se fait donc nécessairement au mérite. D'où le dicton ci-dessus : ce n'est pas affaire de naissance ou de richesse, mais de compétence et de valeur personnelle.
Même les communistes chinois l'ont admis : en 1959, le 96ème Ganden Tripa, Jédrung Thubtén Kunga, a certes été arrêté un jour à l'aube et emmené au poste sans avoir le temps de s'habiller complètement, mais il a été très vite relâché du fait de son parcours, au mérite, et jusqu'à sa mort en 1964, il n'a plus jamais été inquiété par les occupants.
L'actuel Ganden Tripa est … Français, par naturalisation, comme vous l'aviez deviné.
* "Des choses à dire (pour se justifier), le parricide aussi en a."
/ Lab rgyu / pha bsad pa'i bu la yod /
Com. : Ce dicton, très courant en milieu tibétain, est, rapporte-t-on, une exclamation qui un jour échappa au Cinquième Dalaï Lama. Ce jour là, le Grand Cinquième lisait un ouvrage dû à un érudit sakyapa quand il est tombé sur un passage où l'auteur disait qu'après tout, si quelqu'un d'aussi versé en vinaya (le code monastique) que Serdog Panchen avait agi de la sorte, c'est qu'il devait avoir de bonnes raisons pour cela. Indigné, le Dalaï Lama se serait écrié : "Il le soutient parce qu'ils sont tous deux sakyapa. Mais des choses à dire (pour se disculper), le parricide aussi en a !"
Qu'avait fait Serdog Panchen Shakya Chogdèn (1428-1507) pour susciter une telle ire de la part du hiérarque ? Eh bien ! alors que la lignée d'ordination majeure pour les femmes n'a jamais été introduite au Tibet, en 1490, à l'âge de 63 ans, Serdog Panchen prit l'initiative d'ordonner bhiksuni une certaine Chödroub Pälmo Tso,issue d'une grande famille. Bien sûr, il dut accomplir le rituel avec l'aide seulement de 10 bhiksus, les 10 bhikshuni requises par la règle étant introuvables puisqu' inexistantes. L'essai avait fait long feu. Tous les experts en vinaya s'étaient insurgés, à commencer par le fameux Gorampa, figure de proue de l'orthodoxie sakyapa, et Serdog Panchen avait dû en rester là. Mais le sujet est demeuré brûlant au fil des siècles au point que Kongtrul Yönten Gyatso y fait allusion en des termes sans appel dans son ouvrage encyclopédique "Shes bya kun khyab", qui fait autorité encore de nos jours : "Non, il n'y a jamais eu introduction au Tibet des lignées de bhikshuni et de shikshamana. Seulement celle de shramanerika."
* "Si tu veux un prince, fais de ton fils un moine. Si tu veux une servante, fais de ta fille une nonne." / dpon dgos na bu grva pa bzos / g.yog dgos na bu mo a ni bzos /
Commentaire : Sans commentaire, je préfère. De toute façon, je ne suis pas Tibétaine (dans cette vie-ci).
* "Du moment que le Tibet soit heureux, même si c'est une nonne qui est roi, pourquoi pas ?"
/ Bod la bde skyid byung na / rgyal po a ni byas na'an 'grig gi red /
Com. : Plusieurs interprétations semblent possibles. Pour prendre la plus optimiste, admettons que c'est signe d'ouverture…
* "Si on a soi-même les qualités, le trône de Ganden n' a pas de propriétaire exclusif."
/ rang la yon tan yod na / dGa' ldan khri la bdag po med /
Com. : Le détenteur du "trône" abbatial du monastère de Ganden n'est autre que le Ganden Tripa. Ce dernier est le successeur de Jé Tsongkhapa qui, au XVème siècle, fonda l'école des Gandènpa, ou encore des gélugpa, qui tire son nom de la maison mère.
L'Abbé de Ganden est ainsi le chef suprême des gélugpa. Dans les premiers temps, il était choisi de manière consensuelle parmi les Maîtres les plus réputés de l'ordre, tous collèges confondus. Puis l'usage s'est instauré que la charge soit assumée en alternance par les plus anciens des abbés retirés des deux grands collèges tantriques : Gyudmed et Gyutö, par définition des geshe d'une grande érudition car ils ont une lourde tâche à assumer dans les domaines de l'enseignement mais aussi de la transmission des lignées. L'avancement se fait donc nécessairement au mérite. D'où le dicton ci-dessus : ce n'est pas affaire de naissance ou de richesse, mais de compétence et de valeur personnelle.
Même les communistes chinois l'ont admis : en 1959, le 96ème Ganden Tripa, Jédrung Thubtén Kunga, a certes été arrêté un jour à l'aube et emmené au poste sans avoir le temps de s'habiller complètement, mais il a été très vite relâché du fait de son parcours, au mérite, et jusqu'à sa mort en 1964, il n'a plus jamais été inquiété par les occupants.
L'actuel Ganden Tripa est … Français, par naturalisation, comme vous l'aviez deviné.
* "Des choses à dire (pour se justifier), le parricide aussi en a."
/ Lab rgyu / pha bsad pa'i bu la yod /
Com. : Ce dicton, très courant en milieu tibétain, est, rapporte-t-on, une exclamation qui un jour échappa au Cinquième Dalaï Lama. Ce jour là, le Grand Cinquième lisait un ouvrage dû à un érudit sakyapa quand il est tombé sur un passage où l'auteur disait qu'après tout, si quelqu'un d'aussi versé en vinaya (le code monastique) que Serdog Panchen avait agi de la sorte, c'est qu'il devait avoir de bonnes raisons pour cela. Indigné, le Dalaï Lama se serait écrié : "Il le soutient parce qu'ils sont tous deux sakyapa. Mais des choses à dire (pour se disculper), le parricide aussi en a !"
Qu'avait fait Serdog Panchen Shakya Chogdèn (1428-1507) pour susciter une telle ire de la part du hiérarque ? Eh bien ! alors que la lignée d'ordination majeure pour les femmes n'a jamais été introduite au Tibet, en 1490, à l'âge de 63 ans, Serdog Panchen prit l'initiative d'ordonner bhiksuni une certaine Chödroub Pälmo Tso,issue d'une grande famille. Bien sûr, il dut accomplir le rituel avec l'aide seulement de 10 bhiksus, les 10 bhikshuni requises par la règle étant introuvables puisqu' inexistantes. L'essai avait fait long feu. Tous les experts en vinaya s'étaient insurgés, à commencer par le fameux Gorampa, figure de proue de l'orthodoxie sakyapa, et Serdog Panchen avait dû en rester là. Mais le sujet est demeuré brûlant au fil des siècles au point que Kongtrul Yönten Gyatso y fait allusion en des termes sans appel dans son ouvrage encyclopédique "Shes bya kun khyab", qui fait autorité encore de nos jours : "Non, il n'y a jamais eu introduction au Tibet des lignées de bhikshuni et de shikshamana. Seulement celle de shramanerika."
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Tibet
dimanche 15 juillet 2007
2 Les Lotsawa – les traducteurs tibétains de jadis
Au cours de leur séjour plus ou moins long en Inde au Népal, les Lotsawa effectuaient déjà parfois des traductions avec leur(s) maître(s). Puis ils rentraient au pays, rarement seuls. Dans la mesure du possible, ils invitaient des Pandits - souvent leur maître ou des condisciples – à les accompagner ou à les rejoindre.
Ils s'attelaient dès lors à leur tâche principale : la traduction des ouvrages sacrés. Certes, ils jouaient aussi les interprètes pour les Pandits, mais si c'était fondamental à l'époque, c'est devenu secondaire pour nous. Encore que ! Comme le bouddhisme repose sur l'oralité et la transmission ininterrompue, nous leur restons redevables aujourd'hui encore.
Comment les Lotsawa travaillaient-ils ?
Dès le départ, les grands principes sont établis, et ne varieront guère sur le sol tibétain.
Sous le roi Songtsän Gampo, Thönmi Sambhota prend déjà soin de s'assurer du concours d'assistants aux compétences diverses et complémentaires, et bientôt, chaque équipe comportera des locuteurs des différentes langues utilisées : dans les premiers temps, on traduit aussi bien du chinois, du népali ou de la langue de Gilgit que du sanskrit. Les collaborateurs de Thönmi sont révélateurs sur ce point : - deux Indiens (Kusara et Shamkara, un brahmane), un Népalais (Shilamanju), un Chinois (Hvaçan Mahâdeva Tshe), un Cachemirien (Tana) et quand même deux Tibétains (Dharmakosha et Lhalung Dorje Päl – le futur régicide).
Au début du VIIIème siècle le roi Méagtsom invite encore des moines chinois, et sous son règne Bränka Mûlakosha traduit du chinois non seulement des soutras mais aussi des traités d'astrologie et de médecine. Son successeur, le célèbre grand roi Thrisong Détsän, penche nettement pour que les traductions soient exclusivement effectuées à partir du sanskrit. La tendance se renforce suite au débat entre les tenants des écoles chinoises et indiennes et à la victoire des Pandits. Cela devient la loi lorsque les rois Sänalég puis Rälpachän (?-817-838) prennent les choses en main et codifient strictement le travail de traduction.
Le roi installe en son palais les pandits et traducteurs et il leur confie des missions clairement définies. Il édicte les règles à suivre en traduction, et il crée comme un tribunal, disons une instance supérieure, qui a la haute autorité sur l'ensemble du travail de traduction : bcom ldan 'das kyi ring lugs kyi bdun ma.
Les traducteurs aidés par les pandits compilent deux dictionnaires, encore très utiles de nos jours : Bye brag rtogs byed et sGra sbyor bam gnyis. Sur ordre de Rälpachän, ils établissent une nouvelle liste des textes tant du hinayâna que du mahâyâna traduits du sanskrit : c'est déjà le quatrième karchag (dkar chag) depuis Thri song Détsän ; il devra désormais être mis à jour régulièrement.
En sus des traductions inédites, il faut réviser les anciennes, plus exactement toutes celles qui avaient été effectuées à partir du sanskrit car les autres sont définitivement écartées. En partant de la langue du Magadha, l'enjeu consiste à concevoir de nouvelles terminologies car les traductions antérieures contiennent beaucoup trop d'expressions laissées en sanskrit, faute d'avoir alors trouvé des équivalents : rien que de plus naturel ; comme on dit, "il faut laisser du temps au temps". Transposer les notions et nuances très subtiles de l'Enseignement du Bouddha exige sans doute une période d'étude puis d'assimilation, sous peine de multiplier les erreurs (Ah ! Si nous pouvions être plus circonspects aujourd'hui ! Mais non, dans notre monde à grande vitesse, on traduit d'abord ; on voit après si on a le temps d'essayer de comprendre).
Par souci de clarté et d'authenticité, il est rendu obligatoire d'indiquer scrupuleusement le titre en les deux langues, sanskrit et tibétain, ainsi que les noms de l'auteur et des traducteurs, le cas échéant des réviseurs.
Pour simplifier la tâche aux utilisateurs, de sorte à ce qu'ils sachent immédiatement le domaine abordé, les traducteurs doivent ajouter après le titre une louange introductrice particularisée : pour les ouvrages du Vinaya (la règle monastique), l'hommage est rendu à tous les Omniscients ; pour le Soutrapitaka, à tous les Bouddhas et bodhisattvas, et pour l'Abhidharma, au Bouddha Manjushri , qui symbolise la sagesse.
Les procédés de traduction sont fixés par décret royal :
- La règle d'or est de privilégier la clarté et la compréhensibilité et de rester le plus fidèle possible à la lettre, tout en respectant la syntaxe et la morphologie du tibétain. En pratique, cela signifie que, s'il est préférable de recourir aux termes relevés de la langue, il ne faut pourtant pas hésiter à utiliser les expressions courantes et populaire, notamment pour les nombres. Par exemple, au lieu de dire comme en sanskrit 12 fois et demie 100 moines, il est recommandé de s'en tenir au parler ordinaire : 1250 moines…
- Lorsque la traduction littérale s'avère juste, qu'on la retienne. Sinon, il importe de privilégier le fond par rapport à la lettre – ceci marque un progrès notable sur l'époque précédente.
- Lorsque l'on peut conserver l'ordre sanskrit dans un ver ou une stance sans que cela entraîne de confusion ou de malentendu, c'est parfait. Mais s'il y a le moindre doute, la moindre ambiguïté, il faut adopter l'ordre le plus intelligible.
- Lorsqu'un mot sanskrit comporte de nombreuses connotations et recouvre plusieurs significations, il faut se garder de n'en rendre qu'un aspect et de favoriser sans raison un sens au détriment des autres (c'est un problème récurrent pour qui a charge de faire des traductions du tibétain en français, ou en anglais, etc..) : selon les cas, il faut * soit traduire la signification la plus générale ; * soit rendre le sens utilisé dans le contexte, à condition qu'il y ait des raisons valables pour ce faire ; * soit conserver le mot sanskrit.
- En ce qui concerne les noms de personnes, de pays, de fleurs, etc., les traduire textuellement risqueraient de susciter nombre de confusion. Aussi, il est conseillé de garder le terme d'origine, en le faisant précéder d'une indication en tibétain – "pays", "fleur" ou autre.
- Pour ce qui est des homonymes ou homographes, quand il n'y a pas d'erreur possible, on peut employer le mot tibétain habituel. Sinon, il est préférable de varier le vocabulaire.
Rälpacän décréta que personne n'avait le droit d'inventer seul un nouvel équivalent. Ceux qui rencontreraient une expression encore jamais traduite devraient enréférer aux instances supérieures, qui statueraient, décideraient et feraient les ajouts nécessaires dans les lexiques.
A propos des tantras, sous Thrisong Détsän, les trois premiers groupes avaient été traduits ; en revanche, bien que l'anuttarayogatantra fût enseigné et pratiqué, il était interdit de le traduire, afin d'éviter sa divulgation. Rälpacän va plus loin en promulguant une loi qui bannit la diffusion des tantras féminins et impose de sévères restrictions pour les autres. Ne peut désormais traduire de tantras que celui qui en a reçu l'ordre formel des autorités, sachant que toute traduction partielle est totalement prohibée.
Pour conclure, l'œuvre accomplie par les Lotsawa tibétains est immense et a une portée difficilement concevable. C'est en grande partie grâce à eux qu'aujourd'hui l'Enseignement du Bouddha nous demeure accessible dans son extraordinaire richesse. Certes, les autres pays où s'est diffusé le Dharma possèdent leur propre Canon, mais il semble que c'est le Pays des neiges qui offre les Collections les plus complètes et de plus très fiables, pour les raisons évoquées.
Puissent les Lotsawa modernes suivre les traces des grands Aînés ! Au moins un peu…
Moi qui, sans l'avoir jamais souhaité et sans en avoir ni la formation ni la compétence, me suis retrouvée à devoir essayer de traduire, je voudrais ici même non pas relater une quelconque expérience (inexistante) mais pousser quelques cris d'alarme. Simplement attirer l'attention sur celles de mes nombreuses erreurs que j'ai réussies à plus ou moins repérer. Juste pour qu'elles ne soient pas répétées encore et encore.
Ils s'attelaient dès lors à leur tâche principale : la traduction des ouvrages sacrés. Certes, ils jouaient aussi les interprètes pour les Pandits, mais si c'était fondamental à l'époque, c'est devenu secondaire pour nous. Encore que ! Comme le bouddhisme repose sur l'oralité et la transmission ininterrompue, nous leur restons redevables aujourd'hui encore.
Comment les Lotsawa travaillaient-ils ?
Dès le départ, les grands principes sont établis, et ne varieront guère sur le sol tibétain.
Sous le roi Songtsän Gampo, Thönmi Sambhota prend déjà soin de s'assurer du concours d'assistants aux compétences diverses et complémentaires, et bientôt, chaque équipe comportera des locuteurs des différentes langues utilisées : dans les premiers temps, on traduit aussi bien du chinois, du népali ou de la langue de Gilgit que du sanskrit. Les collaborateurs de Thönmi sont révélateurs sur ce point : - deux Indiens (Kusara et Shamkara, un brahmane), un Népalais (Shilamanju), un Chinois (Hvaçan Mahâdeva Tshe), un Cachemirien (Tana) et quand même deux Tibétains (Dharmakosha et Lhalung Dorje Päl – le futur régicide).
Au début du VIIIème siècle le roi Méagtsom invite encore des moines chinois, et sous son règne Bränka Mûlakosha traduit du chinois non seulement des soutras mais aussi des traités d'astrologie et de médecine. Son successeur, le célèbre grand roi Thrisong Détsän, penche nettement pour que les traductions soient exclusivement effectuées à partir du sanskrit. La tendance se renforce suite au débat entre les tenants des écoles chinoises et indiennes et à la victoire des Pandits. Cela devient la loi lorsque les rois Sänalég puis Rälpachän (?-817-838) prennent les choses en main et codifient strictement le travail de traduction.
Le roi installe en son palais les pandits et traducteurs et il leur confie des missions clairement définies. Il édicte les règles à suivre en traduction, et il crée comme un tribunal, disons une instance supérieure, qui a la haute autorité sur l'ensemble du travail de traduction : bcom ldan 'das kyi ring lugs kyi bdun ma.
Les traducteurs aidés par les pandits compilent deux dictionnaires, encore très utiles de nos jours : Bye brag rtogs byed et sGra sbyor bam gnyis. Sur ordre de Rälpachän, ils établissent une nouvelle liste des textes tant du hinayâna que du mahâyâna traduits du sanskrit : c'est déjà le quatrième karchag (dkar chag) depuis Thri song Détsän ; il devra désormais être mis à jour régulièrement.
En sus des traductions inédites, il faut réviser les anciennes, plus exactement toutes celles qui avaient été effectuées à partir du sanskrit car les autres sont définitivement écartées. En partant de la langue du Magadha, l'enjeu consiste à concevoir de nouvelles terminologies car les traductions antérieures contiennent beaucoup trop d'expressions laissées en sanskrit, faute d'avoir alors trouvé des équivalents : rien que de plus naturel ; comme on dit, "il faut laisser du temps au temps". Transposer les notions et nuances très subtiles de l'Enseignement du Bouddha exige sans doute une période d'étude puis d'assimilation, sous peine de multiplier les erreurs (Ah ! Si nous pouvions être plus circonspects aujourd'hui ! Mais non, dans notre monde à grande vitesse, on traduit d'abord ; on voit après si on a le temps d'essayer de comprendre).
Par souci de clarté et d'authenticité, il est rendu obligatoire d'indiquer scrupuleusement le titre en les deux langues, sanskrit et tibétain, ainsi que les noms de l'auteur et des traducteurs, le cas échéant des réviseurs.
Pour simplifier la tâche aux utilisateurs, de sorte à ce qu'ils sachent immédiatement le domaine abordé, les traducteurs doivent ajouter après le titre une louange introductrice particularisée : pour les ouvrages du Vinaya (la règle monastique), l'hommage est rendu à tous les Omniscients ; pour le Soutrapitaka, à tous les Bouddhas et bodhisattvas, et pour l'Abhidharma, au Bouddha Manjushri , qui symbolise la sagesse.
Les procédés de traduction sont fixés par décret royal :
- La règle d'or est de privilégier la clarté et la compréhensibilité et de rester le plus fidèle possible à la lettre, tout en respectant la syntaxe et la morphologie du tibétain. En pratique, cela signifie que, s'il est préférable de recourir aux termes relevés de la langue, il ne faut pourtant pas hésiter à utiliser les expressions courantes et populaire, notamment pour les nombres. Par exemple, au lieu de dire comme en sanskrit 12 fois et demie 100 moines, il est recommandé de s'en tenir au parler ordinaire : 1250 moines…
- Lorsque la traduction littérale s'avère juste, qu'on la retienne. Sinon, il importe de privilégier le fond par rapport à la lettre – ceci marque un progrès notable sur l'époque précédente.
- Lorsque l'on peut conserver l'ordre sanskrit dans un ver ou une stance sans que cela entraîne de confusion ou de malentendu, c'est parfait. Mais s'il y a le moindre doute, la moindre ambiguïté, il faut adopter l'ordre le plus intelligible.
- Lorsqu'un mot sanskrit comporte de nombreuses connotations et recouvre plusieurs significations, il faut se garder de n'en rendre qu'un aspect et de favoriser sans raison un sens au détriment des autres (c'est un problème récurrent pour qui a charge de faire des traductions du tibétain en français, ou en anglais, etc..) : selon les cas, il faut * soit traduire la signification la plus générale ; * soit rendre le sens utilisé dans le contexte, à condition qu'il y ait des raisons valables pour ce faire ; * soit conserver le mot sanskrit.
- En ce qui concerne les noms de personnes, de pays, de fleurs, etc., les traduire textuellement risqueraient de susciter nombre de confusion. Aussi, il est conseillé de garder le terme d'origine, en le faisant précéder d'une indication en tibétain – "pays", "fleur" ou autre.
- Pour ce qui est des homonymes ou homographes, quand il n'y a pas d'erreur possible, on peut employer le mot tibétain habituel. Sinon, il est préférable de varier le vocabulaire.
Rälpacän décréta que personne n'avait le droit d'inventer seul un nouvel équivalent. Ceux qui rencontreraient une expression encore jamais traduite devraient enréférer aux instances supérieures, qui statueraient, décideraient et feraient les ajouts nécessaires dans les lexiques.
A propos des tantras, sous Thrisong Détsän, les trois premiers groupes avaient été traduits ; en revanche, bien que l'anuttarayogatantra fût enseigné et pratiqué, il était interdit de le traduire, afin d'éviter sa divulgation. Rälpacän va plus loin en promulguant une loi qui bannit la diffusion des tantras féminins et impose de sévères restrictions pour les autres. Ne peut désormais traduire de tantras que celui qui en a reçu l'ordre formel des autorités, sachant que toute traduction partielle est totalement prohibée.
Pour conclure, l'œuvre accomplie par les Lotsawa tibétains est immense et a une portée difficilement concevable. C'est en grande partie grâce à eux qu'aujourd'hui l'Enseignement du Bouddha nous demeure accessible dans son extraordinaire richesse. Certes, les autres pays où s'est diffusé le Dharma possèdent leur propre Canon, mais il semble que c'est le Pays des neiges qui offre les Collections les plus complètes et de plus très fiables, pour les raisons évoquées.
Puissent les Lotsawa modernes suivre les traces des grands Aînés ! Au moins un peu…
Moi qui, sans l'avoir jamais souhaité et sans en avoir ni la formation ni la compétence, me suis retrouvée à devoir essayer de traduire, je voudrais ici même non pas relater une quelconque expérience (inexistante) mais pousser quelques cris d'alarme. Simplement attirer l'attention sur celles de mes nombreuses erreurs que j'ai réussies à plus ou moins repérer. Juste pour qu'elles ne soient pas répétées encore et encore.
samedi 14 juillet 2007
Applaudissements … chaleureux
Des mœurs et des coutumes…
En 1902, invasion du Tibet par les troupes anglaises stationnées au Népal. Les vaillants soldats britanniques ne rencontrent guère de résistance (armes à feu modernes contre arcs et frondes d'antan) et en 1904 ils marchent sur la capitale.
Dans les faubourgs de Lhasa, quelle n'est pas leur surprise de s'entendre frénétiquement applaudir par les indigènes massés sur les bords de la journée. Parfait ! La prise de contact s'annonce sous les meilleurs auspices.
En fait, les Tibétains étaient terrifiés. Non par la supériorité militaire de l'envahisseur, mais par son aspect physique ! C'est qu'ils n'avaient jamais vu de blonds, aux yeux bleus qui plus est . Ce ne pouvaient être que de féroces démons. Et selon les anciens, pour chasser les démons, il fallait taper dans les mains le plus fort possible… Ce qui fut fait avec conviction.
Las ! Ce ne suffit pas pour bouter l'Anglais dehors... Sa Sainteté le 13ème Dalaï Lama est en fuite en Mongolie et aucun membre du gouvernement n'ose aller parlementer. C'est finalement le Ganden Tripa de l'époque qui se sacrifie. Il rentre bientôt sain et sauf au Palais et il rassure les ministres : "Au fond, les Anglais sont des êtres humains comme les autres…"
Chöjé Méru Losang Gyältsen était le 86ème Ganden Tripa, c'est à dire le 86ème successeur de Jé Tsongkhapa à la tête du monastère de Ganden et de l'école gélugpa – l'école des "Vertueux" attachée à une stricte observance de la règle (vinaya).
En 1902, invasion du Tibet par les troupes anglaises stationnées au Népal. Les vaillants soldats britanniques ne rencontrent guère de résistance (armes à feu modernes contre arcs et frondes d'antan) et en 1904 ils marchent sur la capitale.
Dans les faubourgs de Lhasa, quelle n'est pas leur surprise de s'entendre frénétiquement applaudir par les indigènes massés sur les bords de la journée. Parfait ! La prise de contact s'annonce sous les meilleurs auspices.
En fait, les Tibétains étaient terrifiés. Non par la supériorité militaire de l'envahisseur, mais par son aspect physique ! C'est qu'ils n'avaient jamais vu de blonds, aux yeux bleus qui plus est . Ce ne pouvaient être que de féroces démons. Et selon les anciens, pour chasser les démons, il fallait taper dans les mains le plus fort possible… Ce qui fut fait avec conviction.
Las ! Ce ne suffit pas pour bouter l'Anglais dehors... Sa Sainteté le 13ème Dalaï Lama est en fuite en Mongolie et aucun membre du gouvernement n'ose aller parlementer. C'est finalement le Ganden Tripa de l'époque qui se sacrifie. Il rentre bientôt sain et sauf au Palais et il rassure les ministres : "Au fond, les Anglais sont des êtres humains comme les autres…"
Chöjé Méru Losang Gyältsen était le 86ème Ganden Tripa, c'est à dire le 86ème successeur de Jé Tsongkhapa à la tête du monastère de Ganden et de l'école gélugpa – l'école des "Vertueux" attachée à une stricte observance de la règle (vinaya).
vendredi 13 juillet 2007
1 Les Lotsawa – les traducteurs tibétains de jadis
Le Tibet, encore peu connu, ou mal connu, des Occidentaux, évoque souvent pour eux un pays d'une rare spiritualité, la patrie des anachorètes et des mystiques.
Ce qui est sûr, c'est que la culture tibétaine est d'une grande richesse et remonte très loin dans le passé. Les Tibétains sont réputés pour avoir privilégié le plan spirituel mais ils ont aussi cultivé l'art, la poésie ou encore la médecine.
Parmi tous ceux qui ont contribué à modeler la civilisation du Pays des neiges, ressortent les Lotsawa – les Traducteurs – dont l'influence n'a plus cessé de se faire ressentir depuis le VIIème siècle.
Influence considérable ! La tradition attribue au premier d'entre eux, Thönmi Sambhota, la paternité de l'écriture tibétaine, et par conséquent la littérature écrite aussi bien que le code, toute la législation. Ce sont les Lotsawa qui ont compilé les premiers dictionnaires, rédigé des grammaires. Intrépides voyageurs, ils ont ramené au pays, et traduit, les textes bouddhistes certes, mais aussi des traités d'astrologie, de médecine et des autres sciences. Bref, ils constituièrent l'élite intellectuelle du haut plateau, dont ils furent les maîtres à penser.
Voilà ce qui explique peut-être leur position au sein de la société tibétaine, et la considération pour ne pas dire la vénération dont ils ont été et dont ils sont encore aujourd'hui.
C'est que dans le Tibet ancien, un "lotsawa" est un "rjig rten gyi mig", un "œil du monde" ! C'est lui qui ouvre l'œil de la sagesse, qui dissipe l'aveuglement de l'ignorance, qui éclaire l'entendement, à la lumière du Dharma - l'Enseignement du Bouddha. Il est le civilisateur par excellence.
Première conclusion, que vous avez devinée : les Lotsawa n'ont pas été de simples traducteurs ordinaires, des machines à traduire d'une parfaite neutralité. Non ! Les Lotsawa étaient bien autre chose.
C'étaient de fortes personnalités, qui alliaient qualités intellectuelles, spirituelles, et physiques. S'ils devenaient des érudits, des maîtres authentiques, ils devaient d'abord être de hardis voyageurs, des hommes courageux et tenaces, d'une résistance à toute épreuve. Il leur fallait, en effet, aller chercher les connaissances là où elles étaient, au Népal, au Cachemire et surtout en Inde.
A quelques exceptions près, appartenant d'ailleurs à des périodes plus tardives, comme Gö Lotsawa Shönnu Päl au XVème siècle, presque tous les lotsawa tibétains ont franchi les frontières une ou plusieurs fois. Or, on peut aisément imaginer les périls de telles équipées, sans oublier les changements climatiques à subir , et les frais à assumer.
Pour atteindre l'Inde, il fallait bien trois ans, car les Tibétains avaient à traverser le Népal,et souvent ils y séjournaient quelques mois, le temps de s'accoutumer progressivement à l'altitude moindre et aux températures plus élevées. Ceux qui n'avaient pu le faire au Tibet profitaient de la halte pour s'initier au sanskrit. Tous étudiaient déjà auprès des grands maîtres qui résidaient au Népal.
"Beaucoup d'appelés, peu d'élus" : le proverbe s'est malheureusement vérifié. Il est impossible d'évaluer avec précision les pertes en vies humaines à l'occasion de ces voyages, mais il est certain qu'elles furent très importantes. Par exemple, sur le groupe de 21 jeunes gens envoyés en Inde par le roi Yéshé Ö , on ne cite que deux rescapés : Rinchen Sangpo et Légpai Shérab. Il fallait donc avoir le caractère aventureux pour éprouver la vocation de lotsawa, et accepter de risquer sa vie.
Une fois les deux premières épreuves surmontées (l'apprentissage de la langue et le voyage), les futurs traducteurs en abordaient une troisième : ils devaient réussir à trouver le maître duquel ils allaient recevoir les explications et les lignées de transmission. Cette quête était tout sauf facile… Il ne suffisait pas de rencontrer un maître de grande valeur. Il fallait trouver (retrouver) celui avec lequel on était en harmonie; celui qui, seul, apporterait ce dont on avait besoin. Rappelez-vous l'épisode significatif survenu lors de la rencontre au Népal entre le grand Pandit indien Atisha et le célèbre Traducteur Marpa Chökyi Lodrö.
Le premier se rendait au Tibet, le second se dirigeait vers l'Inde, vers son maître Naropa. Atisha proposa à Marpa de rebrousser chemin et de lui servir d'interprète – sa "langue venait d'être coupée" du fait de la mort de son traducteur attitré ; lui-même lui accorderait tous les enseignements qu'il souhaiterait car, lui apprit-il, Naropa venait de disparaître. Mais Marpa déclina l'offre : il DEVAIT retourner auprès de Naropa.
Revenons aux lignées de transmission.
De fait, pourquoi toutes ces allées et venues incessantes entre le Tibet et l'Inde, depuis le VIIème siècle ? Elles étaient indispensables au tout début, mais s'imposaient (apparemment) moins alors que beaucoup de textes avaient déjà été ramenés au Tibet.
La réalité est que les lotsawa n'allaient pas si loin uniquement pour apprendre de nouveaux sujets. Bientôt ils ont franchi les cols les plus élevés du monde non plus pour acquérir un savoir mais pour rechercher les lignées de transmission ininterrompues depuis le Bouddha, ou l'auteur (selon qu'il s'agisse de soutras ou de commentaires), jusqu'au maître direct.
C'était essentiel, parce que, selon le bouddhisme, faute de la transmission, on aurait beau comprendre intellectuellement, on ne pourrait pas "réaliser".
Ici aussi, les Lotsawa ont joué le rôle crucial de charnière : sans eux, pas de transmission des lignées, et alors pas de grands mystiques. D'où la reconnaissance que leur vouent les bouddhistes tibétains.
Ce qui est sûr, c'est que la culture tibétaine est d'une grande richesse et remonte très loin dans le passé. Les Tibétains sont réputés pour avoir privilégié le plan spirituel mais ils ont aussi cultivé l'art, la poésie ou encore la médecine.
Parmi tous ceux qui ont contribué à modeler la civilisation du Pays des neiges, ressortent les Lotsawa – les Traducteurs – dont l'influence n'a plus cessé de se faire ressentir depuis le VIIème siècle.
Influence considérable ! La tradition attribue au premier d'entre eux, Thönmi Sambhota, la paternité de l'écriture tibétaine, et par conséquent la littérature écrite aussi bien que le code, toute la législation. Ce sont les Lotsawa qui ont compilé les premiers dictionnaires, rédigé des grammaires. Intrépides voyageurs, ils ont ramené au pays, et traduit, les textes bouddhistes certes, mais aussi des traités d'astrologie, de médecine et des autres sciences. Bref, ils constituièrent l'élite intellectuelle du haut plateau, dont ils furent les maîtres à penser.
Voilà ce qui explique peut-être leur position au sein de la société tibétaine, et la considération pour ne pas dire la vénération dont ils ont été et dont ils sont encore aujourd'hui.
C'est que dans le Tibet ancien, un "lotsawa" est un "rjig rten gyi mig", un "œil du monde" ! C'est lui qui ouvre l'œil de la sagesse, qui dissipe l'aveuglement de l'ignorance, qui éclaire l'entendement, à la lumière du Dharma - l'Enseignement du Bouddha. Il est le civilisateur par excellence.
Première conclusion, que vous avez devinée : les Lotsawa n'ont pas été de simples traducteurs ordinaires, des machines à traduire d'une parfaite neutralité. Non ! Les Lotsawa étaient bien autre chose.
C'étaient de fortes personnalités, qui alliaient qualités intellectuelles, spirituelles, et physiques. S'ils devenaient des érudits, des maîtres authentiques, ils devaient d'abord être de hardis voyageurs, des hommes courageux et tenaces, d'une résistance à toute épreuve. Il leur fallait, en effet, aller chercher les connaissances là où elles étaient, au Népal, au Cachemire et surtout en Inde.
A quelques exceptions près, appartenant d'ailleurs à des périodes plus tardives, comme Gö Lotsawa Shönnu Päl au XVème siècle, presque tous les lotsawa tibétains ont franchi les frontières une ou plusieurs fois. Or, on peut aisément imaginer les périls de telles équipées, sans oublier les changements climatiques à subir , et les frais à assumer.
Pour atteindre l'Inde, il fallait bien trois ans, car les Tibétains avaient à traverser le Népal,et souvent ils y séjournaient quelques mois, le temps de s'accoutumer progressivement à l'altitude moindre et aux températures plus élevées. Ceux qui n'avaient pu le faire au Tibet profitaient de la halte pour s'initier au sanskrit. Tous étudiaient déjà auprès des grands maîtres qui résidaient au Népal.
"Beaucoup d'appelés, peu d'élus" : le proverbe s'est malheureusement vérifié. Il est impossible d'évaluer avec précision les pertes en vies humaines à l'occasion de ces voyages, mais il est certain qu'elles furent très importantes. Par exemple, sur le groupe de 21 jeunes gens envoyés en Inde par le roi Yéshé Ö , on ne cite que deux rescapés : Rinchen Sangpo et Légpai Shérab. Il fallait donc avoir le caractère aventureux pour éprouver la vocation de lotsawa, et accepter de risquer sa vie.
Une fois les deux premières épreuves surmontées (l'apprentissage de la langue et le voyage), les futurs traducteurs en abordaient une troisième : ils devaient réussir à trouver le maître duquel ils allaient recevoir les explications et les lignées de transmission. Cette quête était tout sauf facile… Il ne suffisait pas de rencontrer un maître de grande valeur. Il fallait trouver (retrouver) celui avec lequel on était en harmonie; celui qui, seul, apporterait ce dont on avait besoin. Rappelez-vous l'épisode significatif survenu lors de la rencontre au Népal entre le grand Pandit indien Atisha et le célèbre Traducteur Marpa Chökyi Lodrö.
Le premier se rendait au Tibet, le second se dirigeait vers l'Inde, vers son maître Naropa. Atisha proposa à Marpa de rebrousser chemin et de lui servir d'interprète – sa "langue venait d'être coupée" du fait de la mort de son traducteur attitré ; lui-même lui accorderait tous les enseignements qu'il souhaiterait car, lui apprit-il, Naropa venait de disparaître. Mais Marpa déclina l'offre : il DEVAIT retourner auprès de Naropa.
Revenons aux lignées de transmission.
De fait, pourquoi toutes ces allées et venues incessantes entre le Tibet et l'Inde, depuis le VIIème siècle ? Elles étaient indispensables au tout début, mais s'imposaient (apparemment) moins alors que beaucoup de textes avaient déjà été ramenés au Tibet.
La réalité est que les lotsawa n'allaient pas si loin uniquement pour apprendre de nouveaux sujets. Bientôt ils ont franchi les cols les plus élevés du monde non plus pour acquérir un savoir mais pour rechercher les lignées de transmission ininterrompues depuis le Bouddha, ou l'auteur (selon qu'il s'agisse de soutras ou de commentaires), jusqu'au maître direct.
C'était essentiel, parce que, selon le bouddhisme, faute de la transmission, on aurait beau comprendre intellectuellement, on ne pourrait pas "réaliser".
Ici aussi, les Lotsawa ont joué le rôle crucial de charnière : sans eux, pas de transmission des lignées, et alors pas de grands mystiques. D'où la reconnaissance que leur vouent les bouddhistes tibétains.
mercredi 11 juillet 2007
Lettre ouverte d'une nonne bouddhiste occidentale à ses Sœurs dans le Dharma
Vénérables et Très Chères Sœurs,
Dans quelques jours, le premier Congrès International concernant le rôle des femmes dans le Bouddhisme se tiendra à Hambourg, en présence de Sa Sainteté le XIVème Dalaï Lama. Je remercie vivement les organisatrices et leurs aides d'avoir mis sur pied cet événement exceptionnel.
A mon très grand regret, je ne pourrai y participer, car j'ai des obligations ailleurs et surtout je me bute au handicap de la langue : d'origine française, je ne comprends guère l'anglais à l'oral, et j'ai oublié les rudiments d'allemand engrangés au lycée. Je me sens pourtant concernée de fort près par les thèmes annoncés. Pour être franche, je déplore que le tibétain ne soit pas l'une des langues de travail : les Tibétaines ne sont-elles pas les premières impliquées dans le projet qui constitue la trame du Congrès ? Elles dont le courage n'a d'égal que la détermination et l'intelligence (cf Ngawang Sangdol et ses compagnes) pourraient certainement enrichir le débat.
Depuis quinze à vingt ans, je suis de loin les efforts déployés par des pratiquantes engagées et dévouées qui ne ménagent pas leur peine au service de tous les êtres en souffrance et tout particulièrement des femmes bouddhistes. De mon côté, consciente de ma profonde ignorance et de mon inexpérience, je n'ai rien à apporter, rien à proposer, sinon l'expression de mes attentes, de mes interrogations ou encore de mes doutes.
Après avoir longuement hésité, je me résous à rédiger ces quelques lignes. En effet, il m'est apparu que la démocratie, qui caractérise tant l'Enseignement du Buddha que les sociétés occidentales dans lesquelles nous avons le privilège de vivre, nous octroie non pas le droit mais bien le devoir de participer de notre mieux aux projets collectifs, ne serait-ce qu'en donnant notre opinion, sans bien sûr chercher à l'imposer. C'est donc ce que je vais tenter de faire. Je sollicite votre bienveillante indulgence car je ne peux qu'exposer mon ressenti personnel, par définition subjectif, et les erreurs qui vont immanquablement émailler ma prose vont soumettre votre patience à rude épreuve. Je vous en demande pardon.
Pour me présenter, issue d'une famille très catholique et très tolérante, dès ma prime enfance j'ai entendu parler du bouddhisme et de ses principes fondamentaux, à commencer par la loi de causalité et l'éthique. C'est donc tout naturellement qu'en 1974 j'ai officialisé mon engagement bouddhiste en prenant refuge en les Trois Joyaux – Buddha (le Guide), Dharma (l'Enseignement et surtout les qualités qui procèdent de sa mise en œuvre), Sangha (les exemplaires compagnons sur la voie spirituelle), puis en devenant upâsikâ (yongs rdzogs dge bsnyen). Parmi les incommensurables qualités des Buddha, je suis particulièrement touchée par "l'activité spontanée" : dès lors qu'un être est mûr, les Buddha apparaissent sous la forme voulue pour lui accorder l'aide voulue.
Ayant eu la chance d'étudier le japonais et le tibétain, depuis plus de trente ans j'ai reçu de précieux enseignements auprès de nombreux Maîtres, dont Sa Sainteté le Dalaï Lama et Gyalwa Karmapa, le 16ème du titre. Je me rattache donc à l'école dge lugs pa tout en ayant le plus profond respect pour les autres lignées, du Tibet comme des autres pays bouddhistes. Si à ce jour je n'ai guère accompli de progrès, je ne peux vraiment m'en prendre qu'à moi-même, car dans leur infinie mansuétude, mes Maîtres m'ont dispensé d'innombrables enseignements, y compris dans le domaine philosophique et même dialectique. Ma seule "excuse" est que la voie bouddhiste est pour le moins ardue : fondée sur le renoncement - d'abord à cette vie, puis au samsâra, enfin à l'intérêt personnel-, elle concourt bien plus au dépouillement de soi qu'à l'accomplissement de soi… Je suis loin d'y parvenir.
A titre personnel, au sein de la société bouddhiste tibétaine, je n'ai jamais eu le sentiment d'être mise à l'écart du fait de mon identité féminine. Quand, le 15 avril 1997, j'ai enfin pu concrétiser mon souhait "d'abandonner le monde", comme on dit, j'ai reçu avec joie l'ordination de shramanerikâ (dge tshul ma) en sachant que pour des raisons historiques la lignée tibétaine du bouddhisme ne me permettrait pas d'obtenir l'ordination supérieure de bhikshunî (dge slong ma). Je l'ai d'autant moins ressenti comme une injustice que la féministe que je suis apprécie énormément l'extraordinaire ouverture de l'Enseignement du Buddha à l'égard de la gent féminine. Ensuite, ce que les hommes en ont fait ici et là au fil de 26 siècles, cela ne vient que d'eux (et de leur culture), et non du Buddha – à mon humble avis. De toute façon, les innombrables laïcs qui ont atteint les plus hautes réalisations ont magnifiquement démontré que si le support de l'ordination monastique supérieure est excellent, il n'est en rien indispensable ni pour pratiquer ni pour enseigner. Pour ne citer que quelques exemples du Pays des Neiges, pensons au Traducteur Marpa, à son disciple Jetsun Milarepa, à Dromtonpa ou encore à trois des cinq grands Patriarches sakyapa , qui tous ont arboré un statut laïc, même s'ils étaient des bhikshu de sens ultime (don gyi dge slong). De nos jours, la tradition se perpétue avec d'éminents personnages tels que Dujom Rinpoche, Sogyal Rinpoche, Sakya Trichen ou encore Chogyam Trungpa.
Bien que je craigne de vous lasser, permettez-moi de vous livrer quelques remarques et suggestions, qui n'engagent que moi mais que j'éprouve le besoin de vous soumettre, libre à vous de n'en tenir aucun compte du fait de leur ineptie.
1. Introduction de l'ordination de bhikshunî dans la lignée tibétaine du bouddhisme :
a) L'identité tibétaine.
A la lecture du programme du Congrès ainsi que de textes ou articles rédigés par les conférenciers et conférencières annoncés (dont aucune nonne d'origine tibétaine, si j'ai bien regardé), j'ai l'impression que la demande d'instauration (et non de "réintroduction" car la tentative de Pan chen gSer mdog can pa au XVème s. n'avait guère été concluante) de l'ordination majeure en société tibétaine émane principalement sinon exclusivement d'Occidentales. Mais il est probable que je trompe : sans que j'en entende parler, il se peut que les nonnes tibétaines (et mongoles) aient été consultées - dans leur langue -, et qu'elles aient donné mandat pour faire une telle démarche auprès des autorités compétentes : ni les politiques ni les universitaires mais la communauté des bhikshu d'au moins dix ans d'ancienneté. En ce cas, tout est pour le mieux.
En revanche, si les nonnes tibétaines n'ont pas donné mandat, est-il vraiment opportun de prendre des initiatives qui risquent de perturber encore un peu plus la population tibétaine déjà si éprouvée du fait des évènements que nous connaissons tous ?
Nous sommes de plus en plus nombreux en Occident à être infiniment redevables aux Maîtres tibétains qui ont accepté de nous transmettre leurs Enseignements. Est-ce vraiment une façon de les remercier que d'ajouter encore aux difficultés de leur peuple, alors que nous, dans des pays en paix, nous jouissons de toutes les libertés individuelles ainsi que d'un confortable niveau de vie ?
Certes, Sa Sainteté n'a pas hésité à apporter son soutien. Mais il a aussi précisé que la décision ne lui appartenait pas, et surtout il est l'émanation même du Buddha de la compassion. Sa Sainteté est incomparable. Il est au-delà des normes et des conventions ordinaires. Ce n'est pas forcément le cas de tous ses compatriotes, dont certains risquent de se montrer réticents à l'annonce d'une telle réforme, d'une telle révolution même. Et on peut les comprendre : eux qui sont pris dans la tourmente depuis 1959, ou plutôt 1951, tiennent d'autant plus aux lambeaux de traditions qui subsistent encore. C'est leur identité culturelle, pas la nôtre.
En ce qui me concerne, lorsque j'ai pris refuge auprès de mon Maître tibétain, j'ai eu le sentiment de devenir bouddhiste, et certainement pas de devenir tibétaine (pro-tibétaine, oui, je le confesse). Lors de conférences, Sa Sainteté le Dalaï Lama insiste souvent sur l'importance de ne pas confondre la religion (ici, le bouddhisme) et la culture.
b) Les nonnes tibétaines de souche.
Concernant les nonnes tibétaines, j'imagine qu'actuellement elles ont des soucis plus criants que l'accès à l'ordination majeure. Au Tibet, c'est souvent leur vie même qui est menacée. En exil, elles ont pour la plupart d'entre elles de graves difficultés matérielles à résoudre.
Quand on se reporte à l'histoire du Tibet, il ne semble pas que ce soit l'absence de l'ordination majeure qui ait freiné les femmes tibétaines dans leur cheminement spirituel. Oui, elles ont rencontré beaucoup de difficultés, mais pas principalement à cause de cela. Quelques-unes ont quand même réussi à imprimer leur marque, comme bDag med ma (l'épouse de Mar pa méditée en tant que yidam), ou Ma cig Lab sgron (1103-1201) fondatrice de la branche Zhi byed qui perdure aujourd'hui au sein des quatre écoles.
c) Un faux problème ?
Je me trompe sans doute, mais je ne vois pas en quoi nous, les nonnes occidentales, nous serions bloquées dans "nos plans de carrière" éventuels.
Vous connaissez le bouddhisme mieux que moi. Pour résumer, la vie des moines et moniales bouddhistes est réglementée par le code monastique, appelé le vinaya. Si à l'époque du Bouddha il n'avait qu'une Règle, par la suite cela s'est diversifié et on mentionne jusqu'à 18 vinaya. De nos jours, il n'en subsiste que trois, implantés dans différents pays : Theravada en Thaïlande, Sri Lanka, etc.; Mûlasarvâstivâda dans la zone d'influence tibétaine; Dharmaguptaka dans la zone d'influence chinoise (N.B. d'où l'importance aux yeux de certains Tibétains de ne pas tout mélanger : c'est l'une des preuves les plus marquantes de la singularité tibétaine).
C'est suite à un décret royal du VIIIème siècle (cf Khri srong lde btsan; Sad na legs; Ral pa can) que les Tibétains s'en sont tenus au système Mûlasarvâstivâda, très strict. Ainsi, au XIème siècle, Dromtonpa s'est-il interposé quand Atisha a envisagé d'implanter sa propre école, Mahâsamghika (qui a aujourd'hui totalement disparu).
Comme je le disais plus haut, dans la mesure où nous ne sommes pas des Tibétaines, personne (et certainement pas nos Maîtres tibétains) ne nous empêche de demander à être ordonnées par des religieux Dharmaguptaka puis à étudier ce vinaya. Du reste, beaucoup de nonnes occidentales ont déjà franchi le pas. Elles sauront, j'en suis persuadée, forcer le respect des sociétés dans lesquelles elles vivent, ce qui leur permettra d'implanter une communauté bouddhiste féminine irréprochable de haut niveau.
Pourquoi compliquer ce qui pourrait être très simple ?
d) Ayons des égards pour nos aînés, les bouddhistes asiatiques.
A franchement parler, notre démarche actuelle fait que je me sens un peu gênée vis-à-vis des bouddhistes de tradition Dharmaguptaka. N'est-ce pas d'une certaine manière désobligeant à leur égard : nous avons besoin d'eux, mais nous ne concevons pas d'adopter leur système, pourtant éminemment respectable et complet, et qui leur convient à merveille depuis une bonne vingtaine de siècles ?… Ne sommes-nous pas trop exigeantes, à vouloir tout, en faisant des mélanges à notre guise ?
J'ai lu dans plusieurs de vos articles que le statut de bhikshu ou bhishunî était "nécessaire pour pleinement entrer dans la pratique du bouddhisme et pour pouvoir enseigner le Dharma".
Essayons de mesurer l'impact de telles déclarations sur nos frères et sœurs japonais - plusieurs millions de personnes, si je ne m'abuse. Cela revient à leur dire qu'ils ou elles sont irrémédiablement condamnés à rester au bas de l'échelle. De fait, depuis la rupture du shinbutsu bunri et les décrets de l'ère Meiji, dans les années 1872, les "moines" et "nonnes" du Japon ne peuvent plus suivre les règles du vinaya. Pour survivre, ils ont substitué à l'ordination monastique au sens classique du terme une ordination de prise du vœu de bodhisattva. Depuis 130 ans, il n'y a plus ni bhikshu ni bhikshunî dans la lignée japonaise ! Pourtant, il s'y trouve toujours des pratiquants et des enseignants non seulement sincères mais aussi qualifiés.
Autre exemple, celui de la Birmanie, pays très dynamique sur le plan du bouddhisme. Traditionnellement, les femmes ne peuvent y prendre que les préceptes fondamentaux, mais beaucoup de centres de retraites très fréquentés sont dirigées par des "Maîtresses" réputées pour leur enseignement de la méditation, ai-je entendu dire.
2. La notion de "pays central"
Au sens du Dharma, un "pays central" est un pays où se trouvent les quatre groupes de pratiquants : bhikshu et bhikshunî ; upâsaka et upâsikâ.
J'ai cru comprendre que cela fait référence au pays même où on vit (par ex, le Tibet; les U.S.A.), et non à la lignée à laquelle on est affiliée ("bouddhisme tibétain").
S'il s'agit bien du pays, je crois que, sur ce plan, dans l'immédiat nous ne pouvons pas faire grand chose pour le Tibet. En revanche, plusieurs pays occidentaux sont d'ores et déjà des "pays centraux" du fait de la constitution des quatre groupes sur leur sol : U.S.A., Canada, Allemagne, France , etc. Nous pouvons nous en réjouir. A nous de pérenniser la situation par des mesures appropriées.
3. Passeport pour le titre de "geshe" (kalyânamitra; dge bshes) ?
Voici à nouveau un domaine où je me sens très gênée…
a) Quand on garde au mot "geshe" son sens premier - "ami spirituel", ou plus littéralement "ami ès vertus" -, il "suffit" de développer les qualités correspondantes et, homme ou femme, on est devenu "geshe", ce même si on est laïc (cf plusieurs geshe kadampa, entre autres).
b) Si on entend par là "docteur en philosophie", cela mérite de réfléchir un peu plus avant.
- Il me semble que la pratique du bouddhisme n'implique pas d'étudier la philosophie, et encore moins selon la méthode dge lugs pa "des trois piliers", c'est-à-dire de Sera, Drepung ou Ganden. Car seuls les moines de ces trois monastères, et encore pas tous (environ la moitié des effectifs) briguent les titres de geshe (je mets le pluriel car, pour simplifier, disons qu'il y a quatre niveaux). Notons que le système que nous connaissons est somme toute très récent : il date du Treizième Dalaï-Lama. Dans les autres collèges philosophiques dge lugs pa, les moines lettrés deviennent bka' chen (bKra shis lhun po), rdo rams pa (bLa brang bKra shis khyil), rab 'byams pa (Dvags po grva tshang), etc.
Autrefois, les moines sa skya pa ou dge lugs pa devenaient bka' bzhi pa quand ils avaient soutenu des débats portant sur quatre sujets, bka' bcu pa (dix sujets), etc.
N.B. C'est peut-être là une idée à reprendre pour les nonnes qui auraient étudié 4 sujets mais pas le vinaya : elles pourraient briguer le titre de bka' bzhi pa ?
Toujours est-il que, même si les rnying ma pa, sa skya pa et bka' rgyud pa sont particulièrement larges d'esprit, il vaudrait peut-être mieux que nous évitions de clamer haut et fort que "hors du titre de geshe, il n'est pas d'enseignant du Dharma". De toute façon, ce n'est pas exact.
4. Vocabulaire de traduction
Je vous en supplie, faisons un effort pour éviter les "faux-amis" linguistiques et les faux-sens ou contre-sens !
En tant qu'interprète, je sais ô combien il est difficile de trouver des termes adéquats dans nos langues occidentales pour rendre certaines notions bouddhistes. C'est parfois après plusieurs années d'usage qu'on s'aperçoit d'un énorme malentendu. Or, plus on puise dans le vocabulaire des autres religions, plus les risques de confusion sont grands.
Comme je vous l'ai indiqué, je ne connais pas bien l'anglais. Mais mon dictionnaire de français m'a confirmé que, dans cette langue, "novice" donne l'idée de probation et de vœux temporaires, alors que sept types de vœux de pratimoksha sur huit selon le Mulâsarvâstivâda-vinaya sont des vœux DEFINITIFS, pris pour la vie entière. Seuls les vœux d'upavasatha (interdits par ailleurs aux pratiquants du mahâyâna, qui disposent d'un équivalent) sont temporaires : ils sont pris pour 24 heures, renouvelables.
Mettons-nous maintenant à la place de la majorité des bouddhistes d'origine occidentale, qui ne connaissent pas de langue asiatique : l'utilisation continuelle du mot "novice" les induit immanquablement en erreur. Pas étonnant qu'ils ou elles n'acceptent pas de s'en tenir à un noviciat à vie.
De même, il me semble que le terme de "postulant" ne traduit pas correctement "pravajita (rab byung), qui signifie "quitter la maison", et donc "entrer en religion" en assumant déjà un certain nombre de préceptes acceptés pour la vie.
A l'extrême rigueur, "prêtre" pourrait être gardé pour rendre "bhikshu", avec quand même de grands risques de confusion"; mais "prêtresse" pour "bhikshuni" est totalement inadapté (cf. culture grecque).
Quant à parler d'"âme" et de "péché", c'est selon moi totalement déplacé, voire … sacrilège.
5. Suggestions
Plutôt que de nous focaliser sur l'accès à des rangs ou des titres, il reste beaucoup à faire dans des domaines où vous œuvrez déjà avec énergie, ce dont je vous suis extrêmement reconnaissante :
- amélioration des conditions de vie des nonnes asiatiques et en particulier tibétaines ;
- amélioration des conditions de vie des nonnes occidentales (elles aussi rencontrent souvent de grandes difficultés matérielles) ;
- établissement de monastères destinés aux nonnes en Asie mais aussi en Occident (problèmes de visa, entre autres) ;
- formations sérieuses et complètes mais aussi diversifiées, en langue locale et en s'adaptant aux besoins et aux capacités des personnes concernées (tout le monde n'a pas envie, ou pas les moyens, d'étudier la dialectique ; ne soyons pas élitistes).
Pour conclure, je vous prie à nouveau de ne pas me tenir rigueur d'avoir pris la liberté de vous exposer ces quelques idées miennes, mais je suis sûre de pouvoir compter sur votre largeur d'esprit et votre sagesse empreinte de compassion.
Je vous prie de recevoir, Vénérables et Très Chères Sœurs dans le Dharma, mes salutations déférentes et chaleureuses,
Getsulma Losang Dolma (Dr. Marie-Stella Boussemart)
Fait à Bois le Roi, le 7/7/07
Dans quelques jours, le premier Congrès International concernant le rôle des femmes dans le Bouddhisme se tiendra à Hambourg, en présence de Sa Sainteté le XIVème Dalaï Lama. Je remercie vivement les organisatrices et leurs aides d'avoir mis sur pied cet événement exceptionnel.
A mon très grand regret, je ne pourrai y participer, car j'ai des obligations ailleurs et surtout je me bute au handicap de la langue : d'origine française, je ne comprends guère l'anglais à l'oral, et j'ai oublié les rudiments d'allemand engrangés au lycée. Je me sens pourtant concernée de fort près par les thèmes annoncés. Pour être franche, je déplore que le tibétain ne soit pas l'une des langues de travail : les Tibétaines ne sont-elles pas les premières impliquées dans le projet qui constitue la trame du Congrès ? Elles dont le courage n'a d'égal que la détermination et l'intelligence (cf Ngawang Sangdol et ses compagnes) pourraient certainement enrichir le débat.
Depuis quinze à vingt ans, je suis de loin les efforts déployés par des pratiquantes engagées et dévouées qui ne ménagent pas leur peine au service de tous les êtres en souffrance et tout particulièrement des femmes bouddhistes. De mon côté, consciente de ma profonde ignorance et de mon inexpérience, je n'ai rien à apporter, rien à proposer, sinon l'expression de mes attentes, de mes interrogations ou encore de mes doutes.
Après avoir longuement hésité, je me résous à rédiger ces quelques lignes. En effet, il m'est apparu que la démocratie, qui caractérise tant l'Enseignement du Buddha que les sociétés occidentales dans lesquelles nous avons le privilège de vivre, nous octroie non pas le droit mais bien le devoir de participer de notre mieux aux projets collectifs, ne serait-ce qu'en donnant notre opinion, sans bien sûr chercher à l'imposer. C'est donc ce que je vais tenter de faire. Je sollicite votre bienveillante indulgence car je ne peux qu'exposer mon ressenti personnel, par définition subjectif, et les erreurs qui vont immanquablement émailler ma prose vont soumettre votre patience à rude épreuve. Je vous en demande pardon.
Pour me présenter, issue d'une famille très catholique et très tolérante, dès ma prime enfance j'ai entendu parler du bouddhisme et de ses principes fondamentaux, à commencer par la loi de causalité et l'éthique. C'est donc tout naturellement qu'en 1974 j'ai officialisé mon engagement bouddhiste en prenant refuge en les Trois Joyaux – Buddha (le Guide), Dharma (l'Enseignement et surtout les qualités qui procèdent de sa mise en œuvre), Sangha (les exemplaires compagnons sur la voie spirituelle), puis en devenant upâsikâ (yongs rdzogs dge bsnyen). Parmi les incommensurables qualités des Buddha, je suis particulièrement touchée par "l'activité spontanée" : dès lors qu'un être est mûr, les Buddha apparaissent sous la forme voulue pour lui accorder l'aide voulue.
Ayant eu la chance d'étudier le japonais et le tibétain, depuis plus de trente ans j'ai reçu de précieux enseignements auprès de nombreux Maîtres, dont Sa Sainteté le Dalaï Lama et Gyalwa Karmapa, le 16ème du titre. Je me rattache donc à l'école dge lugs pa tout en ayant le plus profond respect pour les autres lignées, du Tibet comme des autres pays bouddhistes. Si à ce jour je n'ai guère accompli de progrès, je ne peux vraiment m'en prendre qu'à moi-même, car dans leur infinie mansuétude, mes Maîtres m'ont dispensé d'innombrables enseignements, y compris dans le domaine philosophique et même dialectique. Ma seule "excuse" est que la voie bouddhiste est pour le moins ardue : fondée sur le renoncement - d'abord à cette vie, puis au samsâra, enfin à l'intérêt personnel-, elle concourt bien plus au dépouillement de soi qu'à l'accomplissement de soi… Je suis loin d'y parvenir.
A titre personnel, au sein de la société bouddhiste tibétaine, je n'ai jamais eu le sentiment d'être mise à l'écart du fait de mon identité féminine. Quand, le 15 avril 1997, j'ai enfin pu concrétiser mon souhait "d'abandonner le monde", comme on dit, j'ai reçu avec joie l'ordination de shramanerikâ (dge tshul ma) en sachant que pour des raisons historiques la lignée tibétaine du bouddhisme ne me permettrait pas d'obtenir l'ordination supérieure de bhikshunî (dge slong ma). Je l'ai d'autant moins ressenti comme une injustice que la féministe que je suis apprécie énormément l'extraordinaire ouverture de l'Enseignement du Buddha à l'égard de la gent féminine. Ensuite, ce que les hommes en ont fait ici et là au fil de 26 siècles, cela ne vient que d'eux (et de leur culture), et non du Buddha – à mon humble avis. De toute façon, les innombrables laïcs qui ont atteint les plus hautes réalisations ont magnifiquement démontré que si le support de l'ordination monastique supérieure est excellent, il n'est en rien indispensable ni pour pratiquer ni pour enseigner. Pour ne citer que quelques exemples du Pays des Neiges, pensons au Traducteur Marpa, à son disciple Jetsun Milarepa, à Dromtonpa ou encore à trois des cinq grands Patriarches sakyapa , qui tous ont arboré un statut laïc, même s'ils étaient des bhikshu de sens ultime (don gyi dge slong). De nos jours, la tradition se perpétue avec d'éminents personnages tels que Dujom Rinpoche, Sogyal Rinpoche, Sakya Trichen ou encore Chogyam Trungpa.
Bien que je craigne de vous lasser, permettez-moi de vous livrer quelques remarques et suggestions, qui n'engagent que moi mais que j'éprouve le besoin de vous soumettre, libre à vous de n'en tenir aucun compte du fait de leur ineptie.
1. Introduction de l'ordination de bhikshunî dans la lignée tibétaine du bouddhisme :
a) L'identité tibétaine.
A la lecture du programme du Congrès ainsi que de textes ou articles rédigés par les conférenciers et conférencières annoncés (dont aucune nonne d'origine tibétaine, si j'ai bien regardé), j'ai l'impression que la demande d'instauration (et non de "réintroduction" car la tentative de Pan chen gSer mdog can pa au XVème s. n'avait guère été concluante) de l'ordination majeure en société tibétaine émane principalement sinon exclusivement d'Occidentales. Mais il est probable que je trompe : sans que j'en entende parler, il se peut que les nonnes tibétaines (et mongoles) aient été consultées - dans leur langue -, et qu'elles aient donné mandat pour faire une telle démarche auprès des autorités compétentes : ni les politiques ni les universitaires mais la communauté des bhikshu d'au moins dix ans d'ancienneté. En ce cas, tout est pour le mieux.
En revanche, si les nonnes tibétaines n'ont pas donné mandat, est-il vraiment opportun de prendre des initiatives qui risquent de perturber encore un peu plus la population tibétaine déjà si éprouvée du fait des évènements que nous connaissons tous ?
Nous sommes de plus en plus nombreux en Occident à être infiniment redevables aux Maîtres tibétains qui ont accepté de nous transmettre leurs Enseignements. Est-ce vraiment une façon de les remercier que d'ajouter encore aux difficultés de leur peuple, alors que nous, dans des pays en paix, nous jouissons de toutes les libertés individuelles ainsi que d'un confortable niveau de vie ?
Certes, Sa Sainteté n'a pas hésité à apporter son soutien. Mais il a aussi précisé que la décision ne lui appartenait pas, et surtout il est l'émanation même du Buddha de la compassion. Sa Sainteté est incomparable. Il est au-delà des normes et des conventions ordinaires. Ce n'est pas forcément le cas de tous ses compatriotes, dont certains risquent de se montrer réticents à l'annonce d'une telle réforme, d'une telle révolution même. Et on peut les comprendre : eux qui sont pris dans la tourmente depuis 1959, ou plutôt 1951, tiennent d'autant plus aux lambeaux de traditions qui subsistent encore. C'est leur identité culturelle, pas la nôtre.
En ce qui me concerne, lorsque j'ai pris refuge auprès de mon Maître tibétain, j'ai eu le sentiment de devenir bouddhiste, et certainement pas de devenir tibétaine (pro-tibétaine, oui, je le confesse). Lors de conférences, Sa Sainteté le Dalaï Lama insiste souvent sur l'importance de ne pas confondre la religion (ici, le bouddhisme) et la culture.
b) Les nonnes tibétaines de souche.
Concernant les nonnes tibétaines, j'imagine qu'actuellement elles ont des soucis plus criants que l'accès à l'ordination majeure. Au Tibet, c'est souvent leur vie même qui est menacée. En exil, elles ont pour la plupart d'entre elles de graves difficultés matérielles à résoudre.
Quand on se reporte à l'histoire du Tibet, il ne semble pas que ce soit l'absence de l'ordination majeure qui ait freiné les femmes tibétaines dans leur cheminement spirituel. Oui, elles ont rencontré beaucoup de difficultés, mais pas principalement à cause de cela. Quelques-unes ont quand même réussi à imprimer leur marque, comme bDag med ma (l'épouse de Mar pa méditée en tant que yidam), ou Ma cig Lab sgron (1103-1201) fondatrice de la branche Zhi byed qui perdure aujourd'hui au sein des quatre écoles.
c) Un faux problème ?
Je me trompe sans doute, mais je ne vois pas en quoi nous, les nonnes occidentales, nous serions bloquées dans "nos plans de carrière" éventuels.
Vous connaissez le bouddhisme mieux que moi. Pour résumer, la vie des moines et moniales bouddhistes est réglementée par le code monastique, appelé le vinaya. Si à l'époque du Bouddha il n'avait qu'une Règle, par la suite cela s'est diversifié et on mentionne jusqu'à 18 vinaya. De nos jours, il n'en subsiste que trois, implantés dans différents pays : Theravada en Thaïlande, Sri Lanka, etc.; Mûlasarvâstivâda dans la zone d'influence tibétaine; Dharmaguptaka dans la zone d'influence chinoise (N.B. d'où l'importance aux yeux de certains Tibétains de ne pas tout mélanger : c'est l'une des preuves les plus marquantes de la singularité tibétaine).
C'est suite à un décret royal du VIIIème siècle (cf Khri srong lde btsan; Sad na legs; Ral pa can) que les Tibétains s'en sont tenus au système Mûlasarvâstivâda, très strict. Ainsi, au XIème siècle, Dromtonpa s'est-il interposé quand Atisha a envisagé d'implanter sa propre école, Mahâsamghika (qui a aujourd'hui totalement disparu).
Comme je le disais plus haut, dans la mesure où nous ne sommes pas des Tibétaines, personne (et certainement pas nos Maîtres tibétains) ne nous empêche de demander à être ordonnées par des religieux Dharmaguptaka puis à étudier ce vinaya. Du reste, beaucoup de nonnes occidentales ont déjà franchi le pas. Elles sauront, j'en suis persuadée, forcer le respect des sociétés dans lesquelles elles vivent, ce qui leur permettra d'implanter une communauté bouddhiste féminine irréprochable de haut niveau.
Pourquoi compliquer ce qui pourrait être très simple ?
d) Ayons des égards pour nos aînés, les bouddhistes asiatiques.
A franchement parler, notre démarche actuelle fait que je me sens un peu gênée vis-à-vis des bouddhistes de tradition Dharmaguptaka. N'est-ce pas d'une certaine manière désobligeant à leur égard : nous avons besoin d'eux, mais nous ne concevons pas d'adopter leur système, pourtant éminemment respectable et complet, et qui leur convient à merveille depuis une bonne vingtaine de siècles ?… Ne sommes-nous pas trop exigeantes, à vouloir tout, en faisant des mélanges à notre guise ?
J'ai lu dans plusieurs de vos articles que le statut de bhikshu ou bhishunî était "nécessaire pour pleinement entrer dans la pratique du bouddhisme et pour pouvoir enseigner le Dharma".
Essayons de mesurer l'impact de telles déclarations sur nos frères et sœurs japonais - plusieurs millions de personnes, si je ne m'abuse. Cela revient à leur dire qu'ils ou elles sont irrémédiablement condamnés à rester au bas de l'échelle. De fait, depuis la rupture du shinbutsu bunri et les décrets de l'ère Meiji, dans les années 1872, les "moines" et "nonnes" du Japon ne peuvent plus suivre les règles du vinaya. Pour survivre, ils ont substitué à l'ordination monastique au sens classique du terme une ordination de prise du vœu de bodhisattva. Depuis 130 ans, il n'y a plus ni bhikshu ni bhikshunî dans la lignée japonaise ! Pourtant, il s'y trouve toujours des pratiquants et des enseignants non seulement sincères mais aussi qualifiés.
Autre exemple, celui de la Birmanie, pays très dynamique sur le plan du bouddhisme. Traditionnellement, les femmes ne peuvent y prendre que les préceptes fondamentaux, mais beaucoup de centres de retraites très fréquentés sont dirigées par des "Maîtresses" réputées pour leur enseignement de la méditation, ai-je entendu dire.
2. La notion de "pays central"
Au sens du Dharma, un "pays central" est un pays où se trouvent les quatre groupes de pratiquants : bhikshu et bhikshunî ; upâsaka et upâsikâ.
J'ai cru comprendre que cela fait référence au pays même où on vit (par ex, le Tibet; les U.S.A.), et non à la lignée à laquelle on est affiliée ("bouddhisme tibétain").
S'il s'agit bien du pays, je crois que, sur ce plan, dans l'immédiat nous ne pouvons pas faire grand chose pour le Tibet. En revanche, plusieurs pays occidentaux sont d'ores et déjà des "pays centraux" du fait de la constitution des quatre groupes sur leur sol : U.S.A., Canada, Allemagne, France , etc. Nous pouvons nous en réjouir. A nous de pérenniser la situation par des mesures appropriées.
3. Passeport pour le titre de "geshe" (kalyânamitra; dge bshes) ?
Voici à nouveau un domaine où je me sens très gênée…
a) Quand on garde au mot "geshe" son sens premier - "ami spirituel", ou plus littéralement "ami ès vertus" -, il "suffit" de développer les qualités correspondantes et, homme ou femme, on est devenu "geshe", ce même si on est laïc (cf plusieurs geshe kadampa, entre autres).
b) Si on entend par là "docteur en philosophie", cela mérite de réfléchir un peu plus avant.
- Il me semble que la pratique du bouddhisme n'implique pas d'étudier la philosophie, et encore moins selon la méthode dge lugs pa "des trois piliers", c'est-à-dire de Sera, Drepung ou Ganden. Car seuls les moines de ces trois monastères, et encore pas tous (environ la moitié des effectifs) briguent les titres de geshe (je mets le pluriel car, pour simplifier, disons qu'il y a quatre niveaux). Notons que le système que nous connaissons est somme toute très récent : il date du Treizième Dalaï-Lama. Dans les autres collèges philosophiques dge lugs pa, les moines lettrés deviennent bka' chen (bKra shis lhun po), rdo rams pa (bLa brang bKra shis khyil), rab 'byams pa (Dvags po grva tshang), etc.
Autrefois, les moines sa skya pa ou dge lugs pa devenaient bka' bzhi pa quand ils avaient soutenu des débats portant sur quatre sujets, bka' bcu pa (dix sujets), etc.
N.B. C'est peut-être là une idée à reprendre pour les nonnes qui auraient étudié 4 sujets mais pas le vinaya : elles pourraient briguer le titre de bka' bzhi pa ?
Toujours est-il que, même si les rnying ma pa, sa skya pa et bka' rgyud pa sont particulièrement larges d'esprit, il vaudrait peut-être mieux que nous évitions de clamer haut et fort que "hors du titre de geshe, il n'est pas d'enseignant du Dharma". De toute façon, ce n'est pas exact.
4. Vocabulaire de traduction
Je vous en supplie, faisons un effort pour éviter les "faux-amis" linguistiques et les faux-sens ou contre-sens !
En tant qu'interprète, je sais ô combien il est difficile de trouver des termes adéquats dans nos langues occidentales pour rendre certaines notions bouddhistes. C'est parfois après plusieurs années d'usage qu'on s'aperçoit d'un énorme malentendu. Or, plus on puise dans le vocabulaire des autres religions, plus les risques de confusion sont grands.
Comme je vous l'ai indiqué, je ne connais pas bien l'anglais. Mais mon dictionnaire de français m'a confirmé que, dans cette langue, "novice" donne l'idée de probation et de vœux temporaires, alors que sept types de vœux de pratimoksha sur huit selon le Mulâsarvâstivâda-vinaya sont des vœux DEFINITIFS, pris pour la vie entière. Seuls les vœux d'upavasatha (interdits par ailleurs aux pratiquants du mahâyâna, qui disposent d'un équivalent) sont temporaires : ils sont pris pour 24 heures, renouvelables.
Mettons-nous maintenant à la place de la majorité des bouddhistes d'origine occidentale, qui ne connaissent pas de langue asiatique : l'utilisation continuelle du mot "novice" les induit immanquablement en erreur. Pas étonnant qu'ils ou elles n'acceptent pas de s'en tenir à un noviciat à vie.
De même, il me semble que le terme de "postulant" ne traduit pas correctement "pravajita (rab byung), qui signifie "quitter la maison", et donc "entrer en religion" en assumant déjà un certain nombre de préceptes acceptés pour la vie.
A l'extrême rigueur, "prêtre" pourrait être gardé pour rendre "bhikshu", avec quand même de grands risques de confusion"; mais "prêtresse" pour "bhikshuni" est totalement inadapté (cf. culture grecque).
Quant à parler d'"âme" et de "péché", c'est selon moi totalement déplacé, voire … sacrilège.
5. Suggestions
Plutôt que de nous focaliser sur l'accès à des rangs ou des titres, il reste beaucoup à faire dans des domaines où vous œuvrez déjà avec énergie, ce dont je vous suis extrêmement reconnaissante :
- amélioration des conditions de vie des nonnes asiatiques et en particulier tibétaines ;
- amélioration des conditions de vie des nonnes occidentales (elles aussi rencontrent souvent de grandes difficultés matérielles) ;
- établissement de monastères destinés aux nonnes en Asie mais aussi en Occident (problèmes de visa, entre autres) ;
- formations sérieuses et complètes mais aussi diversifiées, en langue locale et en s'adaptant aux besoins et aux capacités des personnes concernées (tout le monde n'a pas envie, ou pas les moyens, d'étudier la dialectique ; ne soyons pas élitistes).
Pour conclure, je vous prie à nouveau de ne pas me tenir rigueur d'avoir pris la liberté de vous exposer ces quelques idées miennes, mais je suis sûre de pouvoir compter sur votre largeur d'esprit et votre sagesse empreinte de compassion.
Je vous prie de recevoir, Vénérables et Très Chères Sœurs dans le Dharma, mes salutations déférentes et chaleureuses,
Getsulma Losang Dolma (Dr. Marie-Stella Boussemart)
Fait à Bois le Roi, le 7/7/07
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