Le Tibet, encore peu connu, ou mal connu, des Occidentaux, évoque souvent pour eux un pays d'une rare spiritualité, la patrie des anachorètes et des mystiques.
Ce qui est sûr, c'est que la culture tibétaine est d'une grande richesse et remonte très loin dans le passé. Les Tibétains sont réputés pour avoir privilégié le plan spirituel mais ils ont aussi cultivé l'art, la poésie ou encore la médecine.
Parmi tous ceux qui ont contribué à modeler la civilisation du Pays des neiges, ressortent les Lotsawa – les Traducteurs – dont l'influence n'a plus cessé de se faire ressentir depuis le VIIème siècle.
Influence considérable ! La tradition attribue au premier d'entre eux, Thönmi Sambhota, la paternité de l'écriture tibétaine, et par conséquent la littérature écrite aussi bien que le code, toute la législation. Ce sont les Lotsawa qui ont compilé les premiers dictionnaires, rédigé des grammaires. Intrépides voyageurs, ils ont ramené au pays, et traduit, les textes bouddhistes certes, mais aussi des traités d'astrologie, de médecine et des autres sciences. Bref, ils constituièrent l'élite intellectuelle du haut plateau, dont ils furent les maîtres à penser.
Voilà ce qui explique peut-être leur position au sein de la société tibétaine, et la considération pour ne pas dire la vénération dont ils ont été et dont ils sont encore aujourd'hui.
C'est que dans le Tibet ancien, un "lotsawa" est un "rjig rten gyi mig", un "œil du monde" ! C'est lui qui ouvre l'œil de la sagesse, qui dissipe l'aveuglement de l'ignorance, qui éclaire l'entendement, à la lumière du Dharma - l'Enseignement du Bouddha. Il est le civilisateur par excellence.
Première conclusion, que vous avez devinée : les Lotsawa n'ont pas été de simples traducteurs ordinaires, des machines à traduire d'une parfaite neutralité. Non ! Les Lotsawa étaient bien autre chose.
C'étaient de fortes personnalités, qui alliaient qualités intellectuelles, spirituelles, et physiques. S'ils devenaient des érudits, des maîtres authentiques, ils devaient d'abord être de hardis voyageurs, des hommes courageux et tenaces, d'une résistance à toute épreuve. Il leur fallait, en effet, aller chercher les connaissances là où elles étaient, au Népal, au Cachemire et surtout en Inde.
A quelques exceptions près, appartenant d'ailleurs à des périodes plus tardives, comme Gö Lotsawa Shönnu Päl au XVème siècle, presque tous les lotsawa tibétains ont franchi les frontières une ou plusieurs fois. Or, on peut aisément imaginer les périls de telles équipées, sans oublier les changements climatiques à subir , et les frais à assumer.
Pour atteindre l'Inde, il fallait bien trois ans, car les Tibétains avaient à traverser le Népal,et souvent ils y séjournaient quelques mois, le temps de s'accoutumer progressivement à l'altitude moindre et aux températures plus élevées. Ceux qui n'avaient pu le faire au Tibet profitaient de la halte pour s'initier au sanskrit. Tous étudiaient déjà auprès des grands maîtres qui résidaient au Népal.
"Beaucoup d'appelés, peu d'élus" : le proverbe s'est malheureusement vérifié. Il est impossible d'évaluer avec précision les pertes en vies humaines à l'occasion de ces voyages, mais il est certain qu'elles furent très importantes. Par exemple, sur le groupe de 21 jeunes gens envoyés en Inde par le roi Yéshé Ö , on ne cite que deux rescapés : Rinchen Sangpo et Légpai Shérab. Il fallait donc avoir le caractère aventureux pour éprouver la vocation de lotsawa, et accepter de risquer sa vie.
Une fois les deux premières épreuves surmontées (l'apprentissage de la langue et le voyage), les futurs traducteurs en abordaient une troisième : ils devaient réussir à trouver le maître duquel ils allaient recevoir les explications et les lignées de transmission. Cette quête était tout sauf facile… Il ne suffisait pas de rencontrer un maître de grande valeur. Il fallait trouver (retrouver) celui avec lequel on était en harmonie; celui qui, seul, apporterait ce dont on avait besoin. Rappelez-vous l'épisode significatif survenu lors de la rencontre au Népal entre le grand Pandit indien Atisha et le célèbre Traducteur Marpa Chökyi Lodrö.
Le premier se rendait au Tibet, le second se dirigeait vers l'Inde, vers son maître Naropa. Atisha proposa à Marpa de rebrousser chemin et de lui servir d'interprète – sa "langue venait d'être coupée" du fait de la mort de son traducteur attitré ; lui-même lui accorderait tous les enseignements qu'il souhaiterait car, lui apprit-il, Naropa venait de disparaître. Mais Marpa déclina l'offre : il DEVAIT retourner auprès de Naropa.
Revenons aux lignées de transmission.
De fait, pourquoi toutes ces allées et venues incessantes entre le Tibet et l'Inde, depuis le VIIème siècle ? Elles étaient indispensables au tout début, mais s'imposaient (apparemment) moins alors que beaucoup de textes avaient déjà été ramenés au Tibet.
La réalité est que les lotsawa n'allaient pas si loin uniquement pour apprendre de nouveaux sujets. Bientôt ils ont franchi les cols les plus élevés du monde non plus pour acquérir un savoir mais pour rechercher les lignées de transmission ininterrompues depuis le Bouddha, ou l'auteur (selon qu'il s'agisse de soutras ou de commentaires), jusqu'au maître direct.
C'était essentiel, parce que, selon le bouddhisme, faute de la transmission, on aurait beau comprendre intellectuellement, on ne pourrait pas "réaliser".
Ici aussi, les Lotsawa ont joué le rôle crucial de charnière : sans eux, pas de transmission des lignées, et alors pas de grands mystiques. D'où la reconnaissance que leur vouent les bouddhistes tibétains.
Hommage et gratitude aux Lotsawa,
RépondreSupprimerainsi qu'à une interprète : Marie-Stella !