Dans les années 50, Géshé Shérab le bien nommé ("Sagesse", ou plutôt "Discernement) marchait paisiblement sur un chemin de la région du Phénpo. Depuis qu'il avait l'ancienneté nécessaire, il appréciait ces quelques rares journées de l'année où il pouvait sortir du monastère entre deux sessions consacrées à l'étude de la philosophie et aux débats dialectiques enflammés qui se prolongeaient tard dans la nuit, parfois jusqu'au petit matin. Il lui était arrivé de profiter de ses "congés" pour effectuer une retraite dans une grotte consacrée par un grand méditant du passé, afin de bénéficier de la bénédiction de l'ancien occupant des lieux. A force, se disait-il, lui aussi finirait bien par obtenir quelque réalisation !
Cette fois, il avait décidé de s'atteler à la mémorisation d'un gros traité expliquant par le menu comment distinguer entre les enseignements de sens certain et ceux de sens à interpréter. C'est que le Bouddha a dispensé vraiment beaucoup d'instructions en 45 ans d'activité intense. Et ce qui ne facilite pas la tâche à ses disciples ultérieurs, c'est que le Guide n'était manifestement pas un adepte de la pensée unique. Au contraire, il a traité les mêmes points de multiples manières, n'hésitant pas à (apparemment) se contredire allégrement d'un exposé à l'autre. Tenez ! Pour prendre l'exemple de la notion du "soi", ou si vous voulez du "moi", bref de l'individu, le Bouddha a tantôt laissé entendre qu'il existait, pour ensuite le dénier formellement. Et quand il l'a décrit, ce n'était jamais pareil. Alors, finalement, à quoi il ressemble, ce moi ? Est-ce qu'il consiste en l'ensemble de ses agrégats constitutifs ? Ou se réduit-il à la conscience ? Au continuum de la conscience mentale ? N'est-il au fond qu'une simple conception sur la base des agrégats ? A croire que la meilleure réponse serait la première fournie par le Bouddha : "Le moi ? Il est indescriptible." Mais c'est tellement tentant que ce ne doit pas être cela qu'il fait retenir.
Ceci n'étant qu'un léger aperçu des énigmes qui se succèdent au fil des textes au programme des collèges philosophiques, Géshé Shérab est bien décidé à découvrir une ou plusieurs clefs pour s'y retrouver un peu plus facilement dans les méandres des citations que les jeunes (et moins jeunes) dialecticiens se jettent à la tête sans ménagement.
La nuit va bientôt tomber. Oh ! quelle chance. Un toit se profile au détour d du chemin. Avec un peu de chance, ces braves gens vont lui permettre de dormir à l'abri après lui avoir versé le thé bien chaud dû au voyageur. Peut-être lui offriront-ils un bol de soupe, ou quelques cuillers de tsampa qui lui permettrait d'économiser ses maigres vivres - pour lui comme pour ses camarades, la diète est devenue une habitude.
Une femme vaque à ses occupations devant la masure. "Eh ! la mère, accorderas-tu ce soir l'hospitalité à un simple moine de Séra ? – Ah non alors ! J'en ai soupé, des géshé qui coupent les cheveux en quatre. Avec eux, quoi qu'on dise, ça ne va jamais. Mais c'est fini. Je me suis jurée de ne plus en recevoir chez moi. – Allons, tu ne vas pas me laisser dehors le ventre vide. Une bonne pratiquante comme toi. Promis, je ne te taquinerai pas."
Vous vous doutez que la paysanne se laisse convaincre. Alors qu'elle s'affaire autour du foyer, elle aperçoit un insecte qui menace de plonger dans la marmite fumante. Aussitôt, elle interpelle sa fille : "Nyima, attrape donc cette petite bête et va la mettre dehors. Prends bien soin de la déposer à un endroit où elle ne risquera pas de mourir." Le moine ne peut s'empêcher d'intervenir : "La mère, si tu as un endroit où on ne risque pas de mourir, j'aimerais bien que tu m'y mettes aussi. - Et voilà ! J'en étais sûre. Avec les géshé, c'est à chaque fois la même chose ! On ne m'y reprendra plus, croyez-moi."
Bien vu ! Merci de la leçon du jour.
RépondreSupprimerSi j'ai bien compris, savoir "tenir sa langue" est un des premiers enseignements qu'on devrait appliquer en présence d'un Guéshé. Et le second pourait être de mieux intégrer le Dharma avant de leur adresser la parole... mais cela ne revient-il pas à ne leur demander en tout et pour tout que d'avoir la bonté de nous donner enseigner ce qui nous fait défaut ? ai-je pensé.
Assurément le monde s'en porterait mieux...
PS: à l'avenir, je m'abstiendrai de commentaire à chaud d'ailleurs... :-)
Amicalement, Yves