Il ne faut pas se fier aux apparences. Ceci est une vérité bien connue, mais pas toujours mise en pratique. Au Tibet comme ailleurs. Pourtant, le Bouddha a maintes fois mis en garde contre le caractère éminemment subjectif de nos perceptions, filtrées et modelées qu'elles sont par nos karmas et nos facteurs perturbateurs. En voici une illustration historique.
Nous sommes à la fin du XVIIIème siècle. Ce jour-là, arrive au monastère de Ganden un jeune moine en provenance de son Khams natal. Faisant fi des dangers du long périple harassant, il a franchi cols et rivières car il souhaite instamment intégrer la communauté établie par le second Bouddha – Jé Rinpoché, insigne émanation de Manjushri et de la sagesse supérieure.
Gén Jangchub Chöpel (1756-1838) se sent un peu perdu dans le dédale de ruelles de la grande cité monastique. Il demande son chemin une fois, deux fois. Il se réjouit à l'idée de bientôt étudier au collège de Jangtsé ("Sommet du Nord") qui se réclame de Gyältsab Jé, le premier successeur de Je Rinpoché. Vu sa région d'origine, il n'a de toute façon guère le choix : il relève de l'unité régionale Serkong Khamtsän. Il va y retrouver des gars du pays et même quelques vagues cousins qui pourront guider ses premiers pas à Ganden, lui expliquer la règle et lui donner des conseils pour qu'il s'adresse à un bon professeur de philosophie.
Le voilà enfin à la porte de Serkong Khamtsän après bien des tours et des détours. Fatigué et surtout ému, intimidé aussi, il présente sa requête au Chef de l'unité, appelé Gégén ("professeur"). Et le ciel lui tombe sur la tête ! Il ne s'attendait pas à être accueilli avec le tapis rouge et les honneurs, mais il n'aurait jamais imaginé qu'une telle réception soit possible. Le gégén, un malabar habillé avec soin, le toise avec dédain et …refuse sa candidature. "Je vous en prie, ne me chassez pas. Je suis venu de si loin car je désire plus que tout devenir moine de Ganden.", insiste le malheureux voyageur éconduit. "C'est comme ça ! Je n'ai pas à justifier mes décisions. Maintenant, file. J'ai à faire. – Au moins, veuillez me délivrer un document m'autorisant à me présenter dans une autre unité. S'il vous plaît !"
Pour se débarrasser de l'importun, le gégén ne se donne pas la peine d'écrire une lettre mais … appose l'empreinte de son pouce sur une boulette de tsampa (farine d'orge grillée) qu'il confectionne hâtivement et jette au quémandeur, qui, déconfit, n'a plus qu'à tourner les talons.
Heureusement, au collège de Shartsé ("Sommet de l'Est"), le Chef de Dokhang Khamtsän se montre moins difficile et c'est donc là que Gén Jangchub Chöpel entame la formation qui va le conduire au trône abbatial de Ganden quelques décennies plus tard. Il sera en effet le 69ème Ganden Tripa, chef suprême de l'école gélugpa.
Considéré comme la réincarnation du 8ème Ganden Tripa, Tri Mönlam Pälwa (1414-1491), Tri Jangchub Chöpel est le premier de sa lignée à porter le nom de "Trijang", contraction de "tri" (khri / trône) et de "jang" (byang/purifié), la première syllabe de son nom – Jangchub (qui signifie "éveil"). Le deuxième Trijang Rinpoche, Tri Losang Tsultrim Päldèn, sera derechef Ganden Tripa - le 85ème -, et le troisième, Losang Yéshé (1901-1981) servira d'assistant puis de Tuteur au 14ème Dalaï lama.
Comment comprendre l'attitude du gégén de Serkong Khamtsän qui évinça sans ménagement le jeune Khampa ? C'est que Gén Jangchub Chöpel était petit et malingre. Non seulement il était chétif et, paraît-il, pas très beau, mais en plus il était mal attifé! Il faut dire qu'il était très pauvre. Sur le plan matériel, j'entends. Car pour le reste, il était d'une indicible richesse intérieure. Mais ça, cela ne saute pas aux yeux.
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