De retour de l'Inde, cette fois j'ai infiniment de mal à atterrir en France. Le séjour à Dagpo Datsang a duré à peine trois semaines, mais j'ai encore l'impression d'être dans un autre monde. Comme quoi, le temps est vraiment élastique, ou relatif, comme vous voulez.
Attention, ce n'est pas que nous débarquions d'un lieu paradisiaque, à l'abri des miasmes et pollutions de ce bas monde. En Inde, on est confronté à toutes les misères possibles et imaginables, pour peu qu'on sorte des limousines aux vitres fumées et palaces luxueux.
Aujourd'hui, j'ai envie de parler des petits moines de Kais. "Petits" du fait de leur âge et de leur taille. Pour le reste, j'utiliserais d'autres qualificatifs à leur propos.
Notre arrivée le 5 août en fin d'après-midi a coïncidé avec la sortie du temple où venait de se dérouler l'intronisation d'un tout jeune lama – six ans, si j'ai bien compris : la nouvelle forme prise par un géshé très érudit du collège. Turbulent et espiègle lors des intercours, le jeune dignitaire est d'une gravité et d'un maintien surprenants quand il assiste à une cérémonie ou un enseignement.
Mais c'est un autre moinillon que je souhaite évoquer. Celui qui s'est spontanément transformé en l'assistant attitré du médecin de notre groupe. Déjà en temps normal, un gentil docteur au sourire accueillant ne pouvait qu'être assailli par une foule de patients dans un lieu où le médecin le plus proche est à environ deux heures de voiture (en Inde, on calcule non pas en kilomètres, mais en temps de parcours). Quand en plus une épidémie de varicelle sévit et s'ajoute aux rhumes, angines et otites favorisés par les froides pluies de mousson, la chambre dudit docteur ne désemplit plus.
A pathologies similaires, traitements identiques, ou presque (en fonction des âges, poids et autres critères périphériques). Au bout de deux ou trois jours, le petit Drimed sert quasiment d'interprète auprès de ses camarades, leur reposant les questions rituelles (mal à la gorge ? au ventre ? fièvre ?) et leur expliquant avec autorité la posologie ! Il répète les prescriptions en français avec un excellent accent puis traduit. Et il est toujours prêt à passer l'instrument ou le tube de pommade nécessaires au moment opportun ; il comprend au quart de tour ce que J. dit. Mais il ne faudrait pas non plus le prendre pour un larbin. Quand après avoir renversé un flacon, J. demande à son collaborateur fidèle d'essuyer le liquide jaune répandu sur le sol, Drimed lui jette un regard expressif : "Non, mais, pour qui me prends-tu ?" Et s'il s'exécute malgré tout, c'est bien parce qu'il est conciliant.
Dans le temple ou sur l'esplanade, Drimed fait aussi preuve de caractère. Il est le plus petit de tous les jeunes moines et beaucoup de ses camarades l'asticotent, le taquinent. Il ne se laisse pas faire, et répond du tac au tac. D'ailleurs, souvent, il anticipe et il n'hésite pas à s'attaquer à beaucoup plus grand que lui. Pourtant, qu'il soit aussi assidu auprès du docteur alors qu'il est en parfaite santé nous fait penser qu'il est en manque d'affection et cherche un substitut parental. Il est souvent grave et pensif. Quand nous lui demandons depuis quand il est au monastère, nous avons du mal à savoir si c'est depuis un mois ou un an. Précisons que comme la majorité des jeunes moines de Dagpo Datsang, Drimed apprend le tibétain seulement depuis qu'il est au monastère, sa famille (très pauvre) utilisant le dialecte de leur vallée reculée. C'est bien pour cela qu'il reformule les questions du médecin dans un jargon plus intelligible pour les intéressés (pas pour nous).
Très timide au début, il s'apprivoise peu à peu et. On apprend qu'il a un frère (ou une sœur) aîné. Que sa famille habite loin - en fait, il vient du Ladakh. Il nous confie qu'il n'aime pas du tout l'école ; le monastère, c'est beaucoup mieux. C'est même très bien.
Quand la veille du départ j'ai l'occasion de le montrer par la fenêtre à Lochen Rinpoche (le lama qui a supervisé la construction du monastère de Kais et dont je raconterais volontiers l'histoire à l'occasion, car, pour moi, il est un modèle exceptionnel ), celui-ci s'exclame : "Cet enfant ? Il a des empreintes très fortes. Il ne devrait pas être ici : il est trop petit. Mais quand ses parents sont venus visiter le monastère avec lui, il n'a pas voulu repartir. Il pleurait, pleurait, pour rester. Finalement, ses parents se sont résignés à le laisser. Et quand on lui parle d'aller en vacances pour rencontrer sa famille, il sanglote car il ne veut pas quitter le monastère ! Il a manifestement des empreintes très puissantes par rapport à la pratique bouddhiste."
Je me suis alors souvenu l'avoir vu la mine sombre quand des grands lui parlait d'une visite de sa mère. J'avais cru qu'elle lui manquait. En réalité, il avait peur qu'on l'éloigne du monastère. Ce qui m'étonne à présent, c'est qu'il se soit rapproché de la sorte du docteur français et de l'interprète très occasionnelle que j'ai été lors des consultations du soir. Le Bouddha a bien dit que rien n'est plus difficile à pénétrer que la loi de causalité. Beaucoup plus que la vacuité.
L'âge de Drimed ? il m'a répondu avoir huit ans. Quand on connaît le mode de calcul asiatique – un an à la naissance, puis un an à chaque nouvel an -, cela entraîne qu'il a sept ou six ans.
Le mode de vie qui lui plaît tant ? Debout à 5 h 30 tous les jours ; coucher pas avant 23 h ou 23 h 30 pour les plus petits. Pas de journée de congé pour les écoliers, car l'école suspend ses activités le dimanche et le monastère le lundi : quand les moinillons sont en congé d'un côté, ils doivent suivre le programme ordinaire de l'autre.
Ma conclusion ? Je suis pleine d'admiration. Et quand je suis tentée de me plaindre de la fatigue, désormais je repense à Drimed. J'ai désormais un maître d'à peine huit ans…
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