lundi 15 octobre 2007

Le collège tantrique de Gyudmed

En 1432, Je Sherab Sengé fonde une communauté tantrique au monastère de Ganden. Il accomplit ainsi la mission que lui a confiée son Maître, Je Rimpoche (Je Tsongkhapa) 13 ou 14 ans auparavant : maintenir et diffuser le tantra souverain qu'est Guhyasamajatantra.La communauté établit son siège à Ganden mais adopte un mode de vie itinérant, à l'imitation des moines indiens d'antan, et jusqu'en 1959 effectue un circuit annuel d'un site sacré à un autre.

Bientôt, elle est connue sous le nom de rGyud smad Grva tshang (prononcer Gyudmed Datsang), ou en renversant l'ordre des syllabes, sMad rgyud (Medgyud), par comparaison à Gyutö Datsang (rGyud stod grva tshang) : respectivement le Collège tantrique du Bas (Lhasa) et le Collège tantrique du Haut (Lhasa). Vous aurez deviné que ces dénominations dérivent de l'implantation des temples dans la capitale du Pays de neiges.

Il se trouve que pour des raisons diverses, je me suis intéressée de près au collège de Gyudmed, au point de lui consacrer ma thèse de doctorat, dont voici un court extrait. Un peu rébarbatif, car écrit à la mode universitaire...

* * *

La communauté de sMad-rgyud comporte des "postulants" et des membres à part entière. Tous sont au strict minimum rab-tu byung-ba, (pravajita), c'est-à-dire des religieux, au sens de "personnes entrées en religion, qui ont renoncé au monde" ; ces clercs ont huit "voeux" (sdom-pa, saṃvara) à observer, dont les cinq fondamentaux. Ils deviennent ensuite dge-tshul (shrāmaṇera, 36 voeux) puis éventuellement dge-slong (bikshu, 253 voeux).

J'appelle ici "postulants" les religieux qui souhaitent devenir membres du collège mais n'ont pas encore passé ou réussi l'examen d'entrée. De fait, contrairement aux autres monastères où il suffit de remplir les critères requis par le vinaya (santé physique et mentale; moralité) pour être admis, les deux collèges tantriques dge-lugs-pa, rGyud-smad grva-tshang et rGyud-stod grva-tshang, n'acceptent que des candidats âgés d'au moins seize ans (en principe) et qui ont déjà un certain niveau de connaissances. Non seulement il faut déjà savoir lire et écrire, mais aussi avoir mémorisé des ouvrages de base (indiqués plus loin). Au Tibet, jusqu'en 1959, dès qu'on les avait assimilés, on pouvait se présenter à l'examen d'entrée. Aujourd'hui, en Inde, une probation de trois années a été instaurée, de manière à ce que le candidat vérifie sa vocation et que ses parrain et tuteur pressentis aient le temps de le connaître et d'évaluer ses affinités avec la communauté. En dehors de ce que requiert le vinaya, les principales qualités souhaitées sont la mémoire, la discipline et la propreté.

Les postulants sont d'âge variable, mais eu égard aux conditions à remplir, la plupart avaient et ont entre quinze et vingt-cinq ans environ. Aujourd'hui, il en est de plus jeunes, d'une douzaine d'années. Il arrive qu'il y ait des postulants un peu plus âgés mais il leur faut être vraiment déterminés vu les tâches qu'ils auront à effectuer, obligatoirement au pas de course, quand ils seront éventuellement admis comme nouveaux membres (phyag bde-ba, "aux mains agiles"!). Par ailleurs, un bla-ma rgyud-pa (moine de l'un des deux collèges tantriques dge-lugs-pa) devant mémoriser énormément de textes, il vaut mieux s'y être entraîné jeune, de même que pour apprendre les mélodies spécifiques aux collèges.

Sinon, le postulant peut ne jamais avoir été moine auparavant et être venu directement à sMad-rgyud, ou au contraire, il peut venir d'un autre monastère. En ce cas, il est appelé grva-rgyun ("moine de longue date"), et avant de l'accepter, on contrôle les raisons de son transfert : un moine expulsé de sa communauté d'origine, ou simplement fauteur de troubles, etc., n'est pas admissible. Notons que si le grva-rgyun était déjà dge-slong (bhikshu), c'est-à-dire avait déjà reçu l'ordination supérieure, il devra y renoncer à son admission, et donc rendre momentanément ses voeux de bhikshu : les nouveaux (phyag bde-ba) devant servir leurs aînés, dont certains ne sont encore que dge-tshul (shrāmaṇera : religieux ayant reçu la première ordination), ils ne peuvent en aucun être dge-slong : il serait opposé au vinaya qu'un dge-slong serve un dge-tshul, mais la règle interne du collège prescrit que tout nouveau accomplisse les travaux subalternes, avec célérité et en silence.

Les postulants sont donc comme des candidats en attente, tolérés mais pas intégrés. Autrement dit, ils n'ont pas le droit d'assister aux réunions et cérémonies communautaires, ce qui signifie qu'ils ne reçoivent pas les allocations ou distributions de thé et nourriture qui y sont faites. Au Tibet, il leur fallait subvenir à leurs propres moyens. En Inde, ils sont considérés comme faisant partie de l'École et, à ce titre et dans ce cadre, sont logés et nourris.

Les membres à part entière, qui sont soit encore seulement rab-byung soit dge-tshul soit dge-slong, constituent deux populations très différentes l'une de l'autre : les bskyed-rim-pa ("ritualistes") et les bka'-rams-pa ("philosophes").

Les bskyed-rim-pa

Admis exclusivement par voie d'examen, les bskyed-rim-pa, qui sont les plus nombreux, mènent en parallèle études et tâches matérielles (cuisine, ménage, intendance, etc.). A la différence d'autres communautés, il est ici obligatoire pour tous d'étudier, et le cursus est couronné par l'examen de sngags-rams-pa, "tantriste". L'idée est que tout bskyed-rim-pa devienne capable de jouer n'importe quel rôle lors de n'importe quel rituel, depuis le service du thé à la direction de la cérémonie en tant que (mkhan-po, upādhyāya). en passant par la fonction de maître de chant (byang-'dren-pa). Tous doivent donc arriver à connaître par cœur les textes de nombreux rituels et à mener au fur et à mesure les méditations correspondantes, mais doivent bien sûr aussi savoir comment préparer et disposer les offrandes - dont les gtor-ma - pour chaque rituel particulier, pouvoir tracer et colorier sans erreur les différents maṇḍala, et ce en fonction des quatre types d'activités : d'apaisement (zhi-ba'i las), d'accroissement (rgyas-pa'i las), de domination (dbang-po'i las), de force violente (drag-po'i las), accomplir les danses sacrées ('cham) et célébrer les rituels du feu (sbyin-sreg, homa).

Si tous doivent ainsi acquérir des compétences suffisantes dans les différents domaines, en fonction des dons de chacun, les uns pourront se former plus particulièrement en chant, et devenir le maître de choeur attitré ou en second du collège, ou de l'unité régionale ; d'autres apprennent l'art des thang-ka, ou l'ébénisterie de manière à pouvoir confectionner des maṇḍala en deux ou trois dimensions, etc.

A rGyud-smad grva-tshang, les intendants comme les maîtres de chant sont toujours des bskyed-rim-pa. En revanche, les trois postes de direction : dge-bskos (maître de discipline), bla-ma dbu-mdzad (vice-abbé) et mkhan-po (abbé) leur sont fermés.

Bien des bskyed-rim-pa des deux collèges tantriques se sont fait une réputation de grands méditants, voire de grands maîtres. A date relativement récente (dans les années 45-50), un bskyed-rim-pa de sMad-rgyud était ainsi reconnu comme un siddha (grub-thob) et il était continuellement sollicité pour des enseignements et transmissions. Bien qu'il ne fût pas docteur en philosophie, on l'appelait (au sens étymologique) dge-bshes bSam-grub rin-po-che. Sa photo se trouve dans le temple de Tara (sGrol-ma'i lha-khang) du monastère reconstitué en Inde, à Hunsur.

Les bka'-rams-pa

Les bka'-rams-pa sont des dge-bshes - docteurs en philosophie - qui viennent principalement (et aujourd'hui en Inde uniquement) des trois "piliers" dge-lugs-pa : dGa-ldan, 'Bras-spungs et Se-ra, mais jusqu'en 1959, au Tibet, les docteurs en philosophie, appelés rab-'byams-pa, de quelques autres monastères "philosophiques" (mtshan-nyid grva-tshang) pouvaient également venir poursuivre leur formation en tantra à rGyud-smad grva tshang. Les plus connus sont ceux de Dvags-po grva-tshang, monastère situé dans la région de Dvags-po et fondé par un disciple direct de Tsong-kha-pa, Blo-gros brtan-pa* (1402-1488 ; septième dGa'-ldan khri-pa de 1473 à 1478, Tab. G) qui a repris à quelques détails près la règle de sMad-rgyud pour le collège qu'il organisait. Certains bka'-rams-pa de Dvags-po grva-tshang sont devenus abbés de rGyud-smad grva-tshang, et même dGa'-ldan khri-pa. En sus, dans sa biographie de 'Jam-dbyangs bzhad-pa (1648-1721), 'Jigs-med dbang-po précise qu'à cette époque, la communauté accueillait également des moines de bKra-shis lhun-po, Rva-ba stod et mNga'-ris grva-tshang.

En ce qui concerne les conditions d'admission, depuis la loi édictée par le treizième Dalaï-Lama en 1918, les dge-bshes lha-rams-pa sont acceptés sur titre, et tous les lha-rams-pa reçus dans les premiers (rangs 1 à 7) sont tenus d'entrer dans l'un des deux collèges tantriques. Il semble qu'en Inde le respect de cette règle est affaire personnelle.

Les dge-bshes non lha-rams-pa sont soumis à un examen sans doute symbolique mais incontournable : il faut qu'ils fournissent au moins une réponse (même médiocre) à l'une ou l'autre des trois questions que l'abbé leur pose. S'ils sont paralysés au point de rester muets, leur candidature est rejetée, et en principe les deux moines qui l'ont présentée, le chef de l'unité régionale (vajrācārya) et le parrain (kha-theg khag-'khur). encourent l'exclusion : ils sont censés vérifier les capacités et compétences du candidat avant d'intercéder en sa faveur auprès de l'abbé. Ne pas l'avoir fait, ou mal, constitue une faute grave.

Une fois admis à sMad-rgyud, les rab-'byams-pa- comme on appelle ici les dge-bshes non encore "tantristes" - sont tenus de participer à un cycle annuel complet (à rGyud-stod, actuellement, à un cycle semestriel, avec des autorisations de sortie éventuelles), ce qui leur donne le droit d'ultérieurement soutenir les débats en tantra et de devenir sngags-rams-pa, à raison de deux candidats par an. Après cette première année d'assiduité obligatoire, les uns demeurent quelques années supplémentaires (c'était fréquent au Tibet jusqu'en 1959, rare en Inde de nos jours), ou regagnent immédiatement leur monastère d'origine où, en général, ils ont déjà de nombreux disciples et où ils ont conservé leur affiliation (skyid-sdug). sauf dans le cas de Dvags-po grva-tshang où tout moine entrant à sMad-rgyud était automatiquement radié. Les bka'-rams-pa habitant en dehors de la communauté de sMad-rgyud y restent pourtant affiliés, à la condition de participer à au moins une session dans l'année (des exemptions peuvent être obtenues si, par exemple, les bka'-rams-pa résident désormais à l'étranger). Les dirigeants du monastère sont choisis parmi les lha-rams-pa, et dge-bshes bKra-shis rdo-rje, abbé de 1990 à 1993, constitue une unique exception.

En revanche, un bka'-rams-pa qui est nommé abbé de l'un des collèges des trois grands monastères est forcément radié de sMad-rgyud car certaines obligations de ses nouvelles fonctions (apparat, etc.) sont incompatibles avec la règle de sobriété du collège tantrique.

La communauté actuelle de sMad-rgyud au Tibet ne comporte que des bskyed-rim-pa et aucun bka'-rams-pa, d'où l'impossibilité de perpétuer la tradition, qui en revanche a été maintenue aussi scrupuleusement que possible en Inde.

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